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Il scruta tout d'abord les alentours, voulant

s'assurer qu'avec moi personne ne venait,

et sitôt qu'il eut vu ses doutes dissipés,

il me dit en pleurant: «Si tu pus pénétrer

dans nos noires prisons grâce à ton bel esprit,

où se trouve mon fils? pourquoi viens-tu sans lui?»

«Je ne suis pas venu de moi-même, lui dis-je;

celui qui m'attend là m'a conduit jusqu'ici;

peut-être ton Guido ne l'aimait pas autant.» [90]

Son discours, en effet, ainsi que son supplice,

m'avait déjà rendu manifeste son nom,

et je sus lui répondre assez pertinemment.

Il se dressa d'un coup, en s'écriant: «Comment?

Ne l'aimait pas? Alors, il n'est donc plus vivant?

Le doux éclat du jour ne baigne plus ses yeux?»

Et comme il s'aperçut qu'avant de lui répondre

je m'étais arrêté, cherchant une réponse [91],

il tomba de son long et ne se montra plus.

L'autre esprit généreux, pour lequel je venais

de m'arrêter tantôt, se tenait toujours là,

sans trembler, s'émouvoir ou changer de visage.

Il dit, en reprenant le fil de nos propos:

«S'il est vrai que les miens n'ont pas appris cet art,

cela me peine plus que cette sépulture.

Cependant, le flambeau de la dame qui règne

ici-bas brillera moins de cinquante fois,

que tu pourras savoir si cet art coûte cher [92].

Et, puisses-tu sortir à la douce lumière,

explique-moi pourquoi ce peuple est si cruel

envers ceux de mon sang, dans les lois qu'il a faites?» [93]

Je répondis alors: «Le terrible massacre

qui fit jadis rougir les flots de l'Arbia

dans notre temple a mis ce genre d'oraisons.»

Il me dit, en hochant la tête et soupirant:

«Je n'y fus pas le seul; et si, parmi tant d'autres,

j'étais là, malgré tout, ce n'est pas sans raison.

Vous oubliez, pourtant, que je fus bien le seul,

lorsque l'on prétendait anéantir Florence,

à vouloir m'opposer, envers et contre tous.»

«Par cette longue paix que je souhaite aux tiens,

lui demandai-je alors, ôte-moi de ce doute

qui ne me permet pas de juger librement.

Car, si j'ai bien compris, je vois que vous pouvez

prévoir ce que le temps doit amener plus tard,

mais vous ne voyez pas ce qu'on fait aujourd'hui.» [94]

«Nous ne voyons, dit-il, tout comme les vieillards

que les objets qui sont plus éloignés de nous:

c'est là tout l'horizon que le Ciel nous concède.

Nous ne pouvons pas voir les objets rapprochés

ou présents, et il faut que quelqu'un nous les dise,

sans quoi nous ignorons ce qui se passe au monde.

Pourtant, tu comprends bien que de notre science

il ne va rien rester, à partir du moment

où de tout le futur se fermeront les portes.»

Plein de contrition pour la faute commise

je dis alors: «Explique à celui qui tomba

que son fils est toujours au nombre des vivants;

et si je me taisais, au lieu de lui répondre,

dis-lui bien que c'était à cause de l'erreur

où j'étais, et qu'enfin tu viens de dissiper.» [95]

Mais mon maître déjà m'appelait par des signes,

et je dus me presser de demander à l'âme

quels étaient les esprits qui l'entouraient là-bas.

Il répondit: «J'y reste avec bien plus de mille:

le second Frédéric se trouve là-dedans,

avec le cardinal [96]; des autres peu me chaut.»

Il se laissa tomber, et je me dirigeai

vers le poète ancien, en pensant à ses mots,

où je croyais trouver l'annonce d'un malheur.

Il partit le premier et, tout en cheminant,

mon maître dit: «Pourquoi ce découragement?»

Et moi, je contentai sa curiosité.

Alors ce sage dit: «Conserve en ta mémoire

la menace du mal que l'on t'a révélé;

et maintenant écoute (et il leva le doigt):

quand tu seras enfin devant le doux regard

de celle dont les yeux découvrent toutes choses,

elle t'enseignera de tes jours le voyage.» [97]

Puis il prit un chemin qui descendait à gauche;

nous laissâmes le mur et passâmes au centre,

par un sentier qui tombe et débouche au vallon

dont montait jusqu'à nous l'immense puanteur.

CHANT XI

Ayant gagné le bord d'une haute falaise,

où les éboulements des rochers font un cercle,

nous fûmes au-dessus d'un pays plus maudit [98].

Là, pour fuir l'excessive, l'horrible puanteur

qui s'élève du fond de ce profond abîme,

nous cherchâmes l'abri qu'offrait un sarcophage

portant sur le dessus l'inscription suivante:

«Je garde en ma prison Anastase le pape,

que Photin fit marcher sur de mauvais chemins.» [99]

«Il nous faudra d'abord descendre doucement,

pour laisser que tes sens s'accoutument un peu

à cette odeur; plus tard, nous n'en tiendrons plus compte.

Ainsi disait le maître. «En attendant, lui dis-je,

pour employer le temps, trouve autre chose à faire.»

«J'y pensais justement, répondit-il de suite.

Au centre, me dit-il, de tout cet éboulis,

de plus en plus petits, tu trouveras trois cercles,

étages et pareils à ceux qu'on vient de voir [100].

Ils sont tous habités par des âmes maudites;

mais pour qu'en arrivant tu comprennes plus vite,

apprends dès maintenant comment les distinguer.

Tous les maux qui se font détester dans le Ciel

ont pour but une offense, et ce but d'ordinaire

afflige le Prochain par la force ou la fraude.

La dernière, la fraude, est un mal propre à l'homme,

donc plus désagréable au Ciel; et c'est pourquoi

les traîtres sont placés plus bas, et plus punis.

Les violents sont mis au premier des trois cercles;

comme la violence a trois buts différents,

il est sous-divisé lui-même en trois girons.

On peut offenser Dieu, soi-même et le prochain;