– … Vous ne vous étonnez plus que je l’aime beaucoup, n’est-ce pas? me dit mon cousin quand nous quittâmes la pièce. C’est moi qui l’ai élevé. Le ramener du centre de l’Amérique du Sud n’a pas été une petite affaire! Mais enfin, le voilà bien portant, robuste: je vous l’ai dit, le plus beau spécimen de l’Europe! Au Zoo, on meurt d’envie de me l’acheter, mais réellement je n’ai pas le cœur de m’en séparer. Voyons, je crois que je vous ai suffisamment ennuyé avec mes manies; nous ferions mieux d’imiter Tommy, et d’aller déjeuner.
Mon parent d’Amérique du Sud était si absorbé par son domaine et ses étranges locataires, que je ne pensais pas qu’il pût s’intéresser à autre chose. Je fus bientôt détrompé: il recevait de nombreux télégrammes, ce qui signifiait clairement qu’il avait d’autres intérêts, et des intérêts pressants. Les télégrammes arrivaient à n’importe quelle heure; c’était toujours lui qui les ouvrait, et il les déchiffrait avec avidité. Ses affaires relevaient-elles du turf, de la Bourse? Elles n’avaient en tout cas aucun rapport avec les Downs du Sussex. Pendant les six jours que je passai aux Greylands, il ne reçut jamais moins de trois ou quatre dépêches par jour; le plus souvent c’était sept ou huit.
J’avais si bien manœuvré pendant ces six journées que mes rapports avec mon cousin étaient devenus extrêmement cordiaux. Chaque soir, nous avions veillé tard dans la salle de billard, et il m’avait conté les plus extraordinaires de ses aventures en Amérique: ses histoires étaient si horribles, si épouvantables, il les disait avec une telle insouciance que j’avais du mal à m’imaginer que leur héros était le petit homme joufflu qui était assis à côté de moi. En échange j’avais tiré de mes souvenirs diverses anecdotes sur la vie londonienne; elles l’avaient tellement intéressé qu’il m’avait juré qu’il viendrait me voir à Londres et qu’il logerait à Grosvenor Mansions chez moi. Il avait très envie d’être introduit dans le monde des viveurs de la capitale; à quel guide plus compétent aurait-il pu s’adresser? J’attendis néanmoins le dernier jour pour aborder le sujet qui me tenait à cœur. Je le mis franchement au courant de mes ennuis financiers et de la ruine qui me guettait; après quoi, je lui demandai son avis, en espérant quelque chose de plus concret. Il m’écouta en tirant véhémentement sur son cigare.
– Mais voyons, me dit-il, vous êtes bien l’héritier de notre parent, Lord Southerton?
– J’ai tout lieu de le croire, mais il ne m’a jamais versé un sou.
– J’ai entendu parler de son avarice. Mon pauvre Marshall, vous êtes dans de vilains draps! À propos, avez-vous des nouvelles récentes de la santé de Lord Southerton?
– Depuis ma plus tendre enfance, il a toujours été plus ou moins malade.
– Exactement. Votre héritage peut tarder longtemps encore. Mon Dieu, mais votre situation est ridicule!
– J’avais espéré, Monsieur, que, connaissant les faits, vous pourriez être enclin à m’avancer…
– N’ajoutez rien, mon cher garçon! s’écria-t-il avec chaleur. Nous en reparlerons ce soir, et je vous donne ma parole que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir!
Je n’étais pas mécontent de voir mon séjour tirer à sa fin, car rien n’est plus désagréable que de se sentir importun auprès de la maîtresse de la maison. La figure jaunâtre et les yeux réfrigérants de Madame King m’étaient devenus de plus en plus haïssables. Elle n’était plus ouvertement impolie: elle avait trop peur de son mari pour risquer une offensive. Mais elle poussait sa stupide jalousie au point de m’ignorer: jamais elle ne m’adressait la parole; et elle s’ingéniait à rendre mon séjour aux Greylands le plus déplaisant possible. Au cours de mon dernier jour, notamment, elle adopta une attitude si offensante que je serais parti sur-le-champ, si je n’avais pas espéré beaucoup de l’entrevue que je devais avoir dans la soirée.
Cette entrevue eut lieu très tard. Mon cousin avait reçu dans la journée plus de télégrammes que de coutume, et il s’était enfermé dans son bureau après dîner; il n’en était sorti que lorsque la maisonnée était allée se coucher. Je l’entendis faire le tour de la maison pour verrouiller les portes, comme il en avait l’habitude; finalement, drapé dans une robe de chambre et chaussé de mules rouges, il vint me rejoindre dans la salle de billard. Il se laissa tomber sur un fauteuil et se versa un whisky à l’eau gazeuse: je ne pus faire autrement que remarquer que le whisky prédominait largement.
– Ma parole! soupira-t-il. Quelle nuit!…
C’était vrai. Le vent hurlait, gémissait tout autour de la maison; les fenêtres craquaient et grinçaient comme si elles allaient être forcées. La clarté des lampes et le parfum de nos cigares créaient une ambiance d’autant plus agréable.
– … À présent, mon garçon, reprit mon hôte, la maison et la nuit sont à nous. Voulez-vous m’indiquer exactement l’état de vos affaires? Je verrai comment agir pour les remettre en ordre. Donnez-moi tous les détails.
Ainsi encouragé, je me lançai dans un copieux exposé où figuraient tous mes fournisseurs et mes créanciers, depuis mon propriétaire jusqu’à mon valet de chambre. Je lui dressai un bilan qui, je m’en flatte, était un modèle du genre. Mais je fus un peu déconcerté en constatant que mon compagnon avait le regard vide de quelqu’un dont l’attention se porte ailleurs. Chaque fois qu’il m’interrompait, c’était pour une observation superficielle qui ne rimait à rien; j’étais sûr qu’il n’avait nullement suivi mes explications. Par instants il se redressait, semblait se réveiller, me priait de lui répéter une phrase ou de la compléter par une précision supplémentaire, puis il sombrait à nouveau dans ses réflexions personnelles. Finalement il se leva et jeta le bout de son cigare dans la cheminée.
– Je vais vous avouer quelque chose, mon garçon, me dit-il. Je n’ai jamais été fort en calcul mental, et je le regrette. Vous devriez mettre tout cela sur du papier, et faire votre addition par écrit. Je comprendrai les chiffres quand je les verrai noirs sur blanc…
La proposition n’avait rien de désobligeant. Je promis de m’exécuter.
– Et maintenant il est temps que nous allions nous mettre au lit. Sapristi, déjà une heure!
Le carillon de l’horloge du vestibule avait dominé un instant le vacarme de la tempête.
– Il faut que j’aille voir mon chat avant de monter me coucher. Un grand vent l’énerve. Voulez-vous m’accompagner?
– Certainement.
– Alors marchez doucement et ne parlez pas, car tout le monde dort.
Nous traversâmes sans bruit le vestibule, puis, à l’extrémité de l’aile, la porte qui ouvrait sur le couloir dallé. Tout était sombre, mais une lanterne d’écurie était suspendue à un crochet; mon cousin s’en empara et l’alluma. Les barreaux n’étaient pas visibles dans le couloir: la bête se trouvait donc en cage.
– Entrez! me dit mon cousin en ouvrant la porte.
Un sourd grognement nous avertit que l’animal était effectivement énervé par le mauvais temps. À la lueur vacillante de la lanterne, nous l’aperçûmes. La grosse masse noire était recroquevillée dans un coin de son repaire et projetait une ombre trapue sur le mur blanchi à la chaux; sa queue battait la paille avec irritation.