Combien de temps ai-je dormi? Je n’en sais rien. Peut-être une heure, peut-être plusieurs. Tout à coup je me suis redressé sur mon séant, nerfs tendus et sens en alerte. Sans aucun doute j’avais entendu un bruit. Un bruit tout à fait distinct du gargouillement de l’eau. Le bruit avait cessé, mais j’en avais encore l’écho dans l’oreille. Était-ce une équipe de sauveteurs? Ils auraient certainement crié. Or le bruit que j’avais entendu, bien que vague, n’émanait pas d’une voix humaine. Mon cœur s’est mis à battre la chamade; j’osais à peine respirer… Encore ce bruit! Et encore lui! Maintenant, il était devenu continu. C’était un pas. Oui, sûrement c’était le pas d’une créature vivante! Mais quel pas! À l’entendre, j’avais l’impression qu’un poids énorme était supporté par des pieds spongieux, dont le déplacement ne produisait qu’un bruit étouffé. Dans l’obscurité toujours aussi totale, le pas s’affirmait régulier, décidé. Et il se dirigeait assurément dans ma direction.

Mes cheveux se sont dressés sur ma tête, et tout mon corps est devenu froid comme du marbre. Une Bête habitait donc ce labyrinthe? Étant donné la rapidité avec laquelle elle avançait, elle voyait certainement de nuit comme en plein jour. Je me suis recroquevillé sur mon rocher; j’aurais voulu m’y incruster. Les pas se rapprochaient. Je les ai entendus s’arrêter. Bientôt j’ai deviné à certains lappements [1] que la Bête buvait au ruisseau. Puis le silence s’est rétabli. Interrompu seulement par des reniflements et des ébrouements formidables. La Bête m’avait-elle senti? Dans mes narines commençait à s’insinuer une lourde odeur méphitique, fétide. À nouveau des pas ont retenti dans l’ombre, cette fois sur la rive où je me trouvais. À quelques mètres de moi, des pierres roulaient, s’écrasaient, éclataient. Osant à peine respirer, je me suis fait le plus petit possible. Enfin les pas se sont éloignés. J’ai entendu de grands éclaboussements d’eau quand la Bête a traversé le ruisseau; puis les pas se sont étouffés au loin dans la direction d’où ils avaient surgi.

Je suis demeuré longtemps sur mon rocher, bien trop horrifié pour remuer. Je pensais au son qui avait jailli des profondeurs de la caverne, aux frayeurs d’Armitage, à l’empreinte dans la boue. Finalement, j’avais eu la preuve déterminante, qu’habitait dans le trou un monstre inconcevable, qui ne ressemblait à rien de ce que nous connaissions sur la terre, et qui vivait tapi dans le fond de la montagne. Quant à sa nature ou à sa forme, je ne pouvais m’en faire aucune représentation; je savais uniquement que cette Bête gigantesque avait le pied léger. Un combat s’est alors engagé entre ma raison, qui me disait que des créatures semblables ne pouvaient pas exister, et mes sens, qui me disaient qu’elles existaient bel et bien. En conclusion, je me suis senti prêt à admettre que cette aventure n’avait été qu’un mauvais rêve, et que mon état de maladie avait pu susciter une hallucination. Mais un dernier incident n’allait pas tarder à bannir de mon esprit toute possibilité de doute.

J’ai retiré mes allumettes de mon aisselle; en les tâtant, elles m’ont paru tout à fait sèches. Me baissant vers une crevasse entre les rochers, j’en ai essayé une. À ma grande joie, elle a flambé du premier coup. J’ai allumé une bougie et, non sans lancer derrière moi un regard terrifié, je me suis hâté vers le couloir des Romains. Sur ma route, je suis passé auprès de la plaque de boue où j’avais vu l’empreinte. Je suis resté pétrifié: il n’y en avait plus une seule, mais trois. Trois empreintes identiques, de la même taille formidable, d’un contour aussi imprécis, d’une profondeur qui en disait long sur le poids qui les avait creusées. Une épouvante indicible m’a envahi. Courbé en deux, camouflant ma bougie avec ma main, j’ai couru jusqu’au seuil du trou du Blue John. À bout de souffle; je me suis jeté sur l’herbe fraîche, sous la clarté loyale des étoiles. Il était trois heures du matin quand je suis rentré à la ferme. Aujourd’hui je suis encore tout tremblant. Je n’ai rien dit. Il faut que je me conduise courageusement. Si je racontais mon aventure à de pauvres femmes isolées ou à des rustres, Dieu sait quelle serait leur réaction! Je ne m’adresserai qu’à quelqu’un qui puisse me comprendre.

25 avril. – Pendant deux jours je n’ai pas quitté le lit. Aventure incroyable! C’est à dessein que j’emploie cet adjectif. Depuis mon exploration du trou du Blue John, je me suis livré à une expérience qui m’a bouleversé presque autant que ma découverte de la Bête. J ’ai dit que je chercherais dans les environs quelqu’un capable de me comprendre et de me conseiller. Or, un certain docteur Mark Johnson exerce à quelques kilomètres d’ici, et le professeur Saunderson m’avait remis un mot de recommandation auprès de lui. Lorsque je me suis senti assez solide pour faire une promenade en voiture, je me suis rendu à son domicile et je lui ai raconté toute mon histoire. Il m’a écouté avec une très vive attention; après quoi il m’a examiné avec grand soin en accordant un intérêt particulier à mes réflexes et aux pupilles de mes yeux. Cela fait, il a refusé de discuter plus avant de mes aventures, mais il m’a donné la carte d’un Monsieur Picton à Castleton, en insistant pour que j’aille le trouver sans perdre un instant, et pour que je lui narre les faits exactement comme je venais de les décrire. Selon ce docteur, Monsieur Picton était tout à fait l’homme dont j’avais besoin. Je me suis donc dirigé vers la gare et j’ai pris le train pour la petite ville qui est à une quinzaine de kilomètres. Monsieur Picton devait avoir une situation importante, car sa plaque de cuivre s’étalait sur la porte d’un grand bâtiment à la lisière de la ville. J’allais sonner, quand un pressentiment a retenu ma main: j’ai traversé la rue et j’ai interrogé un commerçant: «Pouvez-vous me dire qui est Monsieur Picton?» lui ai-je demandé. – «Oh, oui! C’est le meilleur aliéniste de tout le Derbyshire, et il dirige l’asile que vous voyez là!» m’a répondu ce brave homme. On devine avec quelle hâte j’ai secoué de mes pieds la poussière de Castleton! Je suis retourné à la ferme, non sans maudire en chemin tous ces pédants dépourvus d’imagination qui sont incapables de concevoir dans la création autre chose que ce qu’ils ont vu eux-mêmes de leurs yeux de taupe. Après tout, maintenant que je suis plus calme, je conviens que le docteur Johnson ne m’a pas accordé un crédit moindre que celui que j’avais accordé à Armitage.

27 avril. – Lorsque j’étais étudiant, j’avais la réputation d’avoir du courage et d’être entreprenant. Je me rappelle que pour une chasse au fantôme à Coltbridge, c’est moi qui me suis installé dans la maison hantée. Est-ce parce que j’ai pris de l’âge (pourtant, je n’ai que trente-cinq ans!) ou est-ce parce que je suis malade que j’ai laissé entamer mes qualités d’autrefois? En tout cas, il suffit que je pense à cette horrible caverne dans la montagne et que je me dise qu’elle est habitée par un monstre pour que mon cœur s’arrête de battre. Que vais-je faire? Une heure ne s’écoule pas sans que je me pose cette question. Si je ne dis rien, le mystère demeurera entier. Mais si je parle, je serai placé devant l’alternative que l’on me prenne pour un fou et que l’on m’enferme, ou que j’alarme toute la campagne. En résumé, je crois que je ferais mieux d’attendre, et de me préparer en vue d’une expédition qui serait mieux réfléchie et aussi plus concluante que la dernière. Mes premières démarches m’ont ramené à Castleton; je me suis procuré des choses essentielles: une forte lampe à acétylène et un gros fusil de chasse à deux canons. J’ai loué cette arme à feu, mais j’ai acheté une douzaine de cartouches pour gros gibier: elles abattraient un rhinocéros. Maintenant je me sens prêt à affronter mon ami troglodyte. Si je disposais d’une meilleure santé et si j’avais un sursaut d’énergie, j’en terminerais au plus vite avec cette affaire. Mais de qui ou de quoi s’agit-il? Ah! Voilà le problème qui m’empêche de dormir. Combien de théories défilent dans ma tête, et que j’écarte les unes après les autres! Tout est tellement invraisemblable! Et pourtant ce cri, l’empreinte, les pas dans la caverne, je suis bien obligé de les admettre comme autant de faits. Je pense aux dragons des vieilles légendes… Ces monstres existeraient-ils ailleurs que dans les contes de fées? Se peut-il que je sois destiné, moi entre tous les hommes, à révéler leur réalité vivante?