Un problème très intéressant consistait à se demander s’il était absolument idiot, ou misérablement dépourvu de courage. Connaissait-il la conduite de sa femme et la tolérait-il? Ou bien fallait-il le prendre pour un gâteux aveugle? On en discutait beaucoup dans les douillets salons londoniens au-dessus des tasses de thé, et aux embrasures des fenêtres des clubs en fumant le cigare. Les hommes parlaient de lui avec une sévérité amère. Il n’y en avait qu’un pour ne pas faire chorus et il restait muet comme une carpe: il l’avait vu mâter un cheval à l’Université, et il en avait gardé un souvenir durable.

Quand Douglas Stone devint le favori, le doute ne fut plus permis: Stone ignorait les subterfuges de l’hypocrisie; ses manières tyranniques et impétueuses défiaient toutes les précautions, bafouaient la discrétion. Le scandale s’afficha. Une association culturelle signifia à l’amant comblé que son nom avait été rayé de la liste des vice-présidents. Deux amis le supplièrent en vain, au nom de sa réputation professionnelle. Il jeta à la porte les moralistes et il alla acheter un bracelet de cinquante guinées qu’il offrit à la reine de son cœur. Chaque soir il se rendait chez elle. L’après-midi il lui prêtait sa voiture. Ni l’un ni l’autre ne tentèrent le moindre effort pour dissimuler leurs relations. Mais un léger incident les interrompit.

Par une lugubre soirée d’hiver, le vent soufflait en rafales: il toussait dans les cheminées, il cognait aux volets. La pluie gargouillait dans les gouttières. Douglas Stone avait fini de dîner; il était assis dans son bureau au coin du feu; sur une table en malachite un verre de bon porto était à portée de sa main; il l’éleva contre la lumière de la lampe et apprécia en connaisseur les minuscules pellicules qui flottaient dans les profondeurs de son rubis. Le feu, dans un suprême éclat, vint illuminer son visage rasé, hardi, ses yeux gris grand ouverts, ses lèvres grasses et cependant fermes, sa mâchoire carrée qui avait quelque chose de romain dans son hostilité. Il souriait. En vérité il avait gagné le droit d’être content de lui: contre l’avis de six collègues, il venait en effet de réussir une opération qui n’avait eu que deux précédents dans le monde, et le résultat avait dépassé les espérances. Personne dans Londres n’aurait eu l’audace de projeter et l’habileté d’accomplir un exploit aussi héroïque.

Mais il avait promis à Lady Sannox d’aller la voir, et il était déjà huit heures et demie. Au moment où il allongeait le bras vers la sonnette pour commander sa voiture, il entendit le bruit mat du heurtoir à la porte d’entrée. Un instant après des pas traînèrent dans le vestibule; une porte se referma.

– Un malade pour Monsieur dans le cabinet de consultation! annonça le maître d’hôtel.

– Vient-il pour lui-même?

– Non, Monsieur. Je crois qu’il désire que Monsieur aille en ville.

– Il est trop tard! s’écria Douglas Stone avec irritation. Je n’irai pas.

– Voici sa carte, Monsieur.

Le maître d’hôtel la présenta sur le plateau en or que la femme d’un Premier Ministre avait offert à son maître.

– Hamil Ali, Smyrne… Hum! C’est un Turc, je suppose?

– Oui, Monsieur. Il donne l’impression de venir de loin. Il a l’air bien inquiet.

– Tut, tut! J’ai un rendez-vous. Il faut que je sorte. Mais auparavant je le verrai. Introduisez-le ici, Pim.

Le maître d’hôtel alla donc chercher un homme de petite taille et passablement décrépit, qui marcha sur Douglas Stone avec, comme, le font beaucoup de myopes, la tête penchée en avant et les yeux clignotants. Il avait le teint basané, des cheveux et une barbe d’un noir éclatant. Dans une main il tenait un turban de mousseline blanche rayée de rouge; de l’autre un petit sac en peau de chamois.

– Bonsoir! fit Douglas Stone quand le maître d’hôtel eut refermé la porte. Vous parlez anglais, j’imagine?

– Oui, Monsieur. Je suis originaire d’Asie Mineure, mais je parle anglais lentement.

– Vous désirez que j’aille en ville, je crois?

– Oui, Monsieur. Je tiendrais beaucoup à ce que vous voyiez ma femme.

– Je pourrai la voir demain matin. Mais ce soir un rendez-vous m’empêche de me rendre auprès d’elle.

La réponse du Turc fut inattendue. Il tira le cordon qui fermait l’ouverture du sac en peau de chamois, et il déversa sur la table un flot d’or.

– Voilà cent livres, expliqua-t-il. Je vous affirme que l’affaire ne vous prendra pas plus d’une heure. J’ai à la porte une voiture qui nous attend.

Douglas Stone regarda sa montre. S’il acceptait, il n’arriverait pas trop tard chez Lady Sannox (il lui avait déjà fait visite à une heure plus indécente). Et puis, ces honoraires étaient exceptionnellement élevés; récemment des créanciers l’avaient quelque peu harcelé. Allait-il laisser passer une chance pareille? Il n’en avait pas le droit!

– De quoi s’agit-il?

– Oh, d’une triste affaire! D’une si triste affaire! Vous n’avez peut-être pas entendu parler des poignards des Almohades?

– Jamais.

– Ah, ce sont des poignards orientaux très anciens et d’une forme particulière! Le manche ressemble à ce que vous appelez un étrier. Je suis un marchand de bibelots, comprenez-vous? Et c’est pour affaires que je suis venu en Angleterre, mais la semaine prochaine je retourne à Smyrne. J’avais apporté beaucoup d’articles curieux et il ne m’en reste plus guère; mais, malheureusement, j’avais conservé l’un de ces poignards…

– Veuillez vous rappeler que j’ai un rendez-vous! coupa le chirurgien non sans impatience. Je vous serais reconnaissant de vous limiter aux détails indispensables.

– Ce que je vous ai dit était indispensable: vous allez en juger. Aujourd’hui ma femme s’est évanouie dans la chambre où je dépose mes articles, et en tombant elle s’est entaillé la lèvre inférieure avec ce maudit poignard des Almohades.

– Je comprends, fit Douglas Stone en se levant.

Vous voudriez que je recouse la blessure?

– Oh non! C’est pire que cela.

– Quoi alors?

– Ces poignards sont empoisonnés.

– Empoisonnés!

– Oui. Et personne au monde, ni en Orient ni en Occident, n’est capable de préciser la nature du poison, ni d’indiquer un contre-poison. Mais j’en connais les effets, car mon père était dans le commerce avant moi, et ces armes empoisonnées nous ont donné beaucoup de mal.

– Quels sont les symptômes?

– Un sommeil profond, puis, au bout de trente heures, la mort.

– Et vous dites qu’il n’y a pas de remède. Alors, pourquoi me payez-vous des honoraires aussi considérables?

– Ce qu’un contre-poison ne peut faire, le bistouri le peut.