– Cela suffit, Burger! Redonnez-nous un peu de lumière.

Mais son camarade se mit à rire: dans cette salle ronde, le bruit de son rire semblait provenir de tous les côtés à la fois.

– On dirait que vous êtes mal à l’aise, ami Kennedy?

– Ça va, mon vieux! Rallumez la lanterne!

– C’est très curieux, Kennedy. Par le son je ne peux absolument pas repérer le côté où vous êtes. Et vous, pouvez-vous deviner où je suis?

– Non. J’ai l’impression que vous êtes partout autour de moi.

– Si je ne tenais pas ma ficelle, je ne saurais pas du tout comment sortir d’ici.

– Je m’en doute. Allez, mon vieux, grattez une allumette! Et finissons-en avec cette absurdité!

– Dites, Kennedy, je crois qu’il y a deux choses que vous aimez particulièrement: l’aventure, et un obstacle à surmonter. L’aventure va consister pour vous à trouver un chemin pour sortir de ces catacombes. L’obstacle sera l’obscurité et les deux mille bifurcations trompeuses. Mais vous n’avez pas besoin de vous presser; prenez tout votre temps. Quand vous ferez une petite halte pour vous reposer un brin, j’aimerais que vous pensiez un peu à Mademoiselle Mary Saunderson, et que vous examiniez en conscience si vous avez été tout à fait loyal envers elle.

– Espèce de démon, que voulez-vous dire? rugit Kennedy.

L’Anglais courait en rond, dessinait de petits cercles, mais avec ses mains il n’attrapait que les ténèbres…

– Bonsoir! fit la voix ironique de Burger qui avait déjà pris de la distance. En vérité je ne crois pas, Kennedy, même après avoir écouté votre version des faits, que vous vous soyez conduit correctement avec la jeune fille en question. Et puis il me semble que vous ignorez un petit détail: je suis en mesure de combler cette lacune. Mademoiselle Mary Saunderson était fiancée à un pauvre diable d’étudiant pas très brillant; il s’appelait Julius Burger.

Quelque part il y eut un bruissement indistinct, le son assourdi d’un pied heurtant une pierre, et puis le silence retomba sur cette vieille église chrétienne: un silence immobile et lourd qui se referma sur Kennedy comme l’eau se referme sur un noyé.

Deux mois plus tard, l’entrefilet suivant fit le tour de la presse européenne:

«L’une des découvertes les plus intéressantes de ces dernières années concerne de nouvelles catacombes à Rome, à quelque distance vers l’Est des voûtes bien connues de Saint-Calixte. La trouvaille de cette importante nécropole, extraordinairement riche en vestiges du début de l’ère chrétienne, est due à l’énergie et à la sagacité du docteur Julius Burger, le jeune archéologue allemand qui est en train de conquérir la première place chez les savants spécialisés dans l’étude de la Rome antique. Bien qu’étant le premier à publier le compte rendu de sa découverte, le docteur Burger semble avoir été devancé par un chercheur moins heureux. Voici quelques semaines Monsieur Kennedy, l’archéologue anglais bien connu, disparaissait soudainement de son appartement sur le Corso. On établit un lien entre sa disparition et un récent scandale, qui aurait pu l’inciter à quitter Rome. Il apparaît maintenant qu’en réalité il a été victime de son amour fervent pour l’archéologie. Son cadavre a été découvert au milieu des nouvelles catacombes; d’après l’état de ses pieds et de ses chaussures, il est certain qu’il a dû marcher des jours et des jours dans ces couloirs tortueux qui rendent si périlleuse l’exploration des nécropoles. Le défunt, dans une inconcevable étourderie, avait pénétré dans ce labyrinthe sans bougies ni allumettes (du moins selon les premières constatations) et sa mort est une conséquence de sa témérité. Ce qui rend cette triste affaire encore plus douloureuse, c’est que le docteur Julius Burger était l’ami intime de Monsieur Kennedy. La joie qu’il éprouvait légitimement de sa découverte extraordinaire s’est trouvée très assombrie par le terrible destin de son confrère et ami

IV L’affaire de Lady Sannox (The Case of Lady Sannox)

Les relations qui existaient entre Douglas Stone et la célèbre Lady Sannox étaient connues aussi bien des salons à la mode dont elle était une brillante vedette, que des collèges scientifiques qui le comptaient parmi leurs plus illustres membres. On conçoit donc l’intérêt que suscita, un matin, la nouvelle que la dame avait pris le voile, résolument et pour toujours, et que le monde ne la reverrait jamais. Quand, pour corser cette information, se répandit le bruit que le grand chirurgien, l’homme aux nerfs d’acier, avait été trouvé le même matin par son valet de chambre assis au bord de son lit, souriant gentiment à tout l’univers, ses deux jambes enfoncées dans le même côté de son pantalon, avec un cerveau aussi ramolli qu’une bouillie de porridge, alors l’affaire se révéla assez sensationnelle pour passionner des gens qui n’auraient jamais cru que leur sensibilité blasée pût s’émouvoir encore.

Douglas Stone, à la fleur de l’âge, était l’un des hommes les plus remarquables d’Angleterre. Mais avait-il réellement atteint la fleur de l’âge quand ce petit ennui lui arriva? Il n’avait que trente-neuf ans. Ses amis les plus intimes assuraient que dans une douzaine de carrières il aurait acquis la même réputation que dans la chirurgie. Il aurait pu conquérir la gloire sur un champ de bataille, l’arracher à force d’explorations audacieuses, l’obtenir sur un court de tennis, ou la forger en ingénieur avec de la pierre et du fer. Il était né pour un destin hors série, car il était capable de projeter ce que nul autre n’oserait accomplir, et d’accomplir ce que personne n’oserait projeter. En chirurgie il n’avait pas de rivaux. Son équilibre nerveux, son jugement, son intuition étaient exceptionnels. Maintes et maintes fois, en chassant la mort, son bistouri effleurait les sources mêmes de la vie, et ses assistants devenaient aussi blancs que le patient. Le souvenir de son énergie, de son audace, de sa robuste confiance en soi erre encore au Sud de Marylebone Road et au Nord d’Oxford Street!

Ses défauts étaient aussi conséquents que ses qualités, mais infiniment plus pittoresques. Ses revenus considérables (dans tout Londres il n’y avait que deux confrères pour gagner plus d’argent que lui) étaient bien inférieurs au luxe de son style de vie. Au fond de sa nature complexe circulait un puissant courant de sensualité dont l’action donnait à son existence tout son prix. Ses maîtres s’appelaient l’œil, l’oreille, la main, le palais. Les flots d’or qui se déversaient chez lui se transformaient en un bouquet de vins vieux, en parfums exotiques rares, en vaisselle dont le raffinement des teintes et des formes n’avait pas son pareil en Europe. Et puis survint cette folle passion subite pour Lady Sannox: une seule entrevue, deux regards de défi, un mot chuchoté… le voilà embrasé. Elle était la plus jolie femme de Londres (selon lui l’unique femme de Londres). Il était l’un des plus beaux hommes de Londres (pour elle, pas le seul homme de Londres). Comme elle avait un penchant pour les expériences nouvelles, elle se montrait indulgente à l’égard de la plupart des hommes qui la courtisaient. Fut-ce la cause, ou l’effet? Lord Sannox, qui n’avait que trente-six ans, en paraissait cinquante.

Un homme tranquille, silencieux, banal, ce Lord Sannox. Il avait les lèvres minces et les paupières lourdes. Il s’adonnait beaucoup au jardinage et il aimait rester chez lui. Jadis il avait fait du théâtre; il avait même loué une salle dans Londres. C’était sur les planches qu’il avait rencontré pour la première fois Mademoiselle Marion Dawson; il lui avait offert son nom, son titre, et le tiers d’un comté. Depuis son mariage, il avait renoncé à cette fantaisie; il n’en éprouvait plus que du dégoût. Même dans les cercles privés, il refusait de faire applaudir un incontestable talent d’amateur. Il était heureux, avec un sarcloir et un arrosoir, au milieu de ses orchidées et de ses chrysanthèmes.