Изменить стиль страницы

– Tu as vu, ajouta-t-il d’un air modeste, ils m’ont nommé président… Mon idée de submersion bouleverse le Midi… Et dire que c’est moi, le Fénat, qui suis en train de sauver les vins de France!… Il n’y a que les toqués, vois-tu.

Mais le but principal de son voyage, c’était la rupture avec Fanny. Comprenant que l’affaire traînait en longueur, il venait donner un coup de main.

– Je m’y connais, tu penses… Quand Courbebaisse a lâché la sienne pour se marier…

Avant d’attaquer son histoire, il s’arrêta et, déboutonnant sa redingote, il en tira un petit portefeuille rondement tendu:

– D’abord, débarrasse-moi de ceci… Bé oui! l’argent… la libération du territoire…

Il se trompa au geste de son neveu, comprit qu’il refusait par discrétion:

– Prends donc! prends donc!… C’est ma fierté de pouvoir rendre au fils un peu de ce que le père a fait pour moi… D’ailleurs, Divonne le veut ainsi. Elle est au courant de l’affaire, et si contente que tu penses à te marier, à secouer ton vieux crampon!

Dans la bouche de Césaire, après le service que sa maîtresse lui avait rendu, Jean trouva «vieux crampon» un peu injuste, et c’est avec une pointe d’amertume qu’il répondit:

– Reprenez votre portefeuille, mon oncle… vous savez mieux que personne combien ces questions sont indifférentes à Fanny.

– Oui, c’était une bonne fille… dit l’oncle en oraison funèbre, et il ajouta, clignant sa patte d’oie: Garde toujours l’argent… Avec les tentations de Paris, je l’aime mieux entre tes mains que dans les miennes; et puis il en faut pour les ruptures comme pour les duels…

Il se leva là-dessus, déclarant qu’il mourait de faim et que cette grosse question se discuterait mieux, la fourchette à la main, en déjeunant. Toujours la légèreté gouailleuse du Méridional à traiter les affaires de femme.

– Entre nous, petit…

Ils étaient attablés dans un restaurant de la rue de Bourgogne, et l’oncle s’épanouissait, la serviette au menton, tandis que Jean grignotait du bout des dents, l’estomac serré.

– … Je trouve que tu prends la chose trop au tragique. Je sais bien que le premier coup est dur, l’explication ennuyeuse; mais, si cela te coûte trop, ne dis rien, fais comme Courbebaisse. Jusqu’au matin du mariage, la Mornas a tout ignoré. Le soir, en sortant de chez sa future, il allait chercher la chanteuse à son beuglant, et la reconduisait chez elle. Tu me diras que ça n’est pas très régulier ni bien loyal non plus. Mais quand on n’aime pas les scènes, et avec des femmes terribles comme Paola Mornas!… Il y avait près de dix ans que ce grand beau garçon tremblait devant cette petite moricaude. Pour le décrochage, il fallait ruser, manœuvrer…

Et voici comme il s’y était pris.

La veille du mariage, un Quinze Août, le jour de la fête, Césaire proposa à la petite d’aller pêcher une friture dans l’Yvette. Courbebaisse devait venir les rejoindre pour dîner; et l’on s’en retournerait tous trois le lendemain soir, quand Paris aurait évaporé son odeur de poussière, de carcasses de fusées et d’huile à lampions. Ça va. Les voilà tous deux étendus dans l’herbe au bord de cette petite rivière qui frétille et luit entre ses berges basses, fait les prairies si vertes et les saules si feuillus. Après la pêche, le bain. Ce n’était pas la première fois qu’il leur arrivait de nager ensemble, Paola et lui, en bons garçons, en camarades; mais ce jour-là, cette petite Mornas, les bras, les jambes nues, son corps de maugrabine fait au moule, que la mouillure du costume plaquait de partout… peut-être aussi l’idée que Courbebaisse lui avait donné carte blanche… Ah! la mâtine… Elle se retourna, le regarda dans les yeux, durement.

– Vous savez, Césaire, n’y revenez plus.

Il n’insista pas, de peur de gâter son affaire, et se dit: «Ce sera pour après dîner.» Très gai, le dîner, sur le balcon en bois de l’auberge, entre les deux drapeaux que le patron avait arborés en l’honneur du Quinze Août. Il faisait chaud, les foins sentaient bon, et l’on entendait les tambours, les pétards, la musique de l’orphéon qui courait les rues.

– Est-il embêtant, ce Courbebaisse, de n’arriver que demain, disait la Mornas, qui s’étirait les bras avec un coup de champagne dans les yeux…, j’ai envie de m’amuser, moi, ce soir.

– Et moi, donc!

Il était venu s’appuyer à côté d’elle sur la rampe du balcon, encore brûlante du soleil de la journée, et sournoisement, en sondeur, il passait le bras autour de sa taille:

– Oh! Paola… Paola…

Cette fois, au lieu de se fâcher, la chanteuse se mit à rire, mais si fort, de si bon cœur qu’il finit par en faire autant. Même tentative repoussée de la même façon, le soir, en rentrant de la fête où ils avaient dansé, tiré des macarons; et comme leurs chambres étaient voisines, elle lui chantait à travers la cloison: T’es trop p’tit, t’es trop p’tit…, avec toutes sortes de comparaisons désobligeantes entre lui et Courbebaisse. Il se tenait pour ne pas lui répondre, l’appeler la veuve Mornas; mais c’était encore trop tôt. Le lendemain, par exemple, en s’installant devant un bon déjeuner, pendant que Paola s’impatientait et s’inquiétait, à la fin, de ne pas voir arriver son homme, ce fut avec une certaine satisfaction qu’il tira sa montre et dit solennellement:

– Midi, c’est fait…

– Quoi donc?

– Il est marié.

– Qui?

– Courbebaisse.

Vlan!

– Ah! mon ami, quelle gifle… Dans toutes mes aventures galantes je n’ai jamais rien reçu de pareil. Et, tout de suite, la voilà qui veut partir… Mais, pas de train avant quatre heures… Et pendant ce temps l’infidèle brûlait les rails du P.-L.-M. vers l’Italie avec sa femme. Alors, dans sa rage, elle repique, m’abîme de coups et de griffes; – cette chance!… moi qui nous avais enfermés à clef; – puis elle s’en prend à la vaisselle et tombe enfin dans une crise de nerfs épouvantable. À cinq, on la porte sur son lit, on la maintient, tandis que tout éraflé, comme si je sortais d’un buisson de ronces, je cours pour trouver le médecin d’Orsay… Dans ces affaires-là, c’est comme sur le terrain, il faudrait toujours avoir un médecin avec soi. Me vois-tu, par les routes, à jeun, et un soleil!… Il faisait nuit quand je le ramenai… Tout à coup, en approchant de l’auberge, une rumeur de foule, un rassemblement sous les fenêtres… Ah! mon Dieu, elle s’est suicidée? Elle a tué quelqu’un? Avec la Mornas c’était plus vraisemblable… Je me précipite, et qu’est-ce que je vois?… Le balcon chargé de lanternes vénitiennes et la chanteuse debout, consolée et superbe, enroulée dans un des drapeaux et gueulant la Marseillaise, en pleine fête impériale, au-dessus du peuple qui acclamait. Et voilà, mon petit, comment s’est terminée la liaison de Courbebaisse; je ne te dirai pas que tout a été fini d’une fois. Après dix ans de fers, il faut toujours compter un peu de surveillance. Mais enfin, le plus fort s’était passé sur moi; et j’en recevrai bien autant de la tienne, si tu veux.