Изменить стиль страницы

Césaire marié quitta Castelet, alla vivre au bord du Rhône chez les parents de sa femme, d’une petite rente que lui servait son frère et qu’apportait tous les mois l’indulgente belle-sœur. Le petit Jean accompagnait sa mère dans ses visites, ravi de la cabane des Abrieu, sorte de rotonde enfumée, secouée par la tramontane ou le mistral, et que soutenait une poutre unique et verticale comme un mât. La porte ouverte encadrait le petit môle où séchaient les filets, où luisait et frétillait l’argent vif et nacré des écailles; au bas deux ou trois grosses barques houlant et criant sur leurs amarres, et le grand fleuve joyeux, large, lumineux, tout rebroussé par le vent contre ses îles en touffes d’un vert pâle. Et, tout petit, Jean prenait là son goût des lointains voyages, et de la mer qu’il n’avait pas encore vue.

Cet exil de l’oncle Césaire dura deux ou trois ans, n’aurait jamais fini peut-être sans un événement familial, la naissance des deux petites bessonnes, Marthe et Marie. La mère tomba malade à la suite de cette double couche, et Césaire et sa femme eurent la permission de venir la voir. La réconciliation des deux frères suivit, irraisonnée, instinctive, par la toute-puissance du même sang; le ménage habita Castelet, et comme une incurable anémie, compliquée bientôt de goutte rhumatismale, immobilisait la pauvre mère, Divonne se trouva chargée de mener la maison, de surveiller la nourriture des petites, le personnel nombreux, d’aller voir Jean deux fois la semaine au lycée d’Avignon, sans compter que le soin de sa malade la réclamait à toute heure.

Femme d’ordre et de tête, elle suppléait à l’instruction qui lui manquait, par son intelligence, son âpreté paysanne, les lambeaux d’études restés dans la cervelle du Fénat dompté et discipliné. Le consul se reposait sur elle de toute la dépense de la maison, très lourde avec ses charges accrues et des revenus diminuant d’année en année, rongés au pied des vignes par le phylloxera. Toute la plaine était atteinte, mais le clos résistait encore, et c’était la préoccupation du consul: sauver le clos à force de recherches et d’expériences.

Cette Divonne Abrieu qui restait fidèle à ses coiffes, à son clavier d’artisane et se tenait si modestement à sa place d’intendante, de dame de compagnie, garda la maison de la gêne, en ces années de crise, la malade toujours entourée des mêmes soins coûteux, les petites élevées près de leur mère, en demoiselles, la pension de Jean régulièrement payée, d’abord au lycée, puis à Aix où il faisait son droit, enfin à Paris où il était allé l’achever.

Par quels miracles d’ordre, de vigilance y arrivait-elle, tous l’ignoraient comme elle-même. Mais chaque fois que Jean songeait à Castelet, qu’il levait les yeux vers la photographie à reflets pâles, effacée de lumière, la première figure évoquée, le premier nom prononcé, c’était Divonne, la paysanne au grand cœur qu’il sentait cachée derrière la gentilhommière et la tenant debout par l’effort de sa volonté. Depuis quelques jours cependant, depuis qu’il savait ce qu’était sa maîtresse, il évitait de prononcer ce nom vénéré devant elle, comme celui de sa mère ni d’aucun des siens; même la photographie le gênait à regarder, déplacée, égarée à cette muraille, au-dessus du lit de Sapho.

Un jour, en rentrant dîner, il fut surpris de voir trois couverts au lieu de deux, plus encore de trouver Fanny en train de jouer aux cartes avec un petit homme qu’il ne reconnut pas d’abord, mais qui en se retournant lui montra les yeux clairs de chèvre folle, le grand nez conquérant dans une face hâlée et poupine, le crâne chauve et la barbe de ligueur de l’oncle Césaire. Au cri de son neveu, il répondit sans lâcher les cartes:

– Tu vois, je ne m’ennuie pas, je fais un bésigue avec ma nièce.

Sa nièce!

Et Jean qui cachait si soigneusement sa liaison à tout le monde. Cette familiarité lui déplut, et les choses que Césaire lui débitait à voix basse, pendant que Fanny s’occupait du dîner…

– Mon compliment, petit… des yeux… des bras… un morceau de roi.

Ce fut bien pis, quand à table le Fénat se mit à parler sans aucune réserve des affaires de Castelet, de ce qui l’amenait à Paris.

Le prétexte du voyage c’était de l’argent à toucher, huit mille francs qu’il avait prêtés autrefois à son ami Courbebaisse et qu’il ne comptait jamais revoir, quand une lettre du notaire lui avait appris et la mort de Courbebaisse, pechère! et le remboursement tout prêt de ses huit mille francs. Mais le vrai motif, car on aurait pu lui faire parvenir l’argent:

– Le vrai motif c’est la santé de ta mère, mon pauvre… Depuis quelque temps elle s’affaiblit beaucoup, et des fois qu’il y a, sa tête déménage, elle oublie tout, jusqu’au nom des petites. L’autre soir, ton père sortait de sa chambre, elle a demandé à Divonne qui était ce bon Monsieur qui venait la voir si souvent. Personne ne s’est encore aperçu de cela que ta tante, et elle ne m’en a parlé que pour me décider à venir consulter Bouchereau sur l’état de la pauvre femme qu’il a soignée autrefois.

– Avez-vous eu déjà des fous dans votre famille? demanda Fanny, l’air doctoral et grave, son air La Gournerie.

– Jamais… dit le Fénat, ajoutant avec un sourire malin, froncé jusqu’aux tempes, qu’il avait été un peu toqué dans sa jeunesse… mais ma folie ne déplaisait pas aux dames, et l’on n’a pas eu besoin de m’enfermer.

Jean les regardait, navré. Au chagrin que lui causait la triste nouvelle, se joignait un oppressant malaise d’entendre cette femme parler de sa mère, de ses infirmités d’âge critique, avec le libre langage et l’expérience d’une matrone, les coudes sur la nappe, en roulant une cigarette. Et l’autre, bavard, indiscret, s’abandonnait, disait les secrets intimes de la famille.

Ah! les vignes… fichues les vignes!… Et le clos lui-même n’en avait plus pour longtemps; la moitié des cépages était déjà dévorée, et l’on ne conservait le reste que par miracle, en soignant chaque grappe, chaque grain comme des enfants malades, avec des drogues qui coûtaient cher. Le terrible, c’est que le consul s’entêtait à planter toujours de nouveaux ceps que le ver attaquait, au lieu de laisser à la culture des oliviers, des câpriers, toute cette bonne terre inutile couverte de pampres lépreux et roussis.

Heureusement qu’il avait, lui, Césaire, quelques hectares au bord du Rhône, qu’il soignait par l’immersion, une découverte superbe applicable seulement dans les terrains bas. Déjà une bonne récolte l’encourageait, d’un petit vin pas très chaud, «du vin de grenouille», disait le consul dédaigneusement; mais le Fénat s’entêtait aussi, et, avec les huit mille francs de Courbebaisse, il allait acheter la Piboulette…

– Tu sais, petit, la première île sur le Rhône, en aval des Abrieu… mais ceci entre nous, il faut que personne à Castelet ne se doute de rien encore…

– Pas même Divonne, mon oncle? demanda Fanny en souriant…

Au nom de sa femme, les yeux du Fénat se mouillèrent:

– Oh! Divonne, je ne fais jamais rien sans elle. Elle a foi dans mon idée d’ailleurs, et serait si heureuse que son pauvre Césaire refît la fortune de Castelet, après en avoir commencé la ruine.