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Décidément, cette histoire de chapelet volé menace d’être fort longue. Bonsoir! je n’attends pas la fin.

En m’en allant je trouve l’antichambre en émoi. La foule se presse autour d’un indigène de haute taille, pâle, fier, drapé dans un burnous noir. Cet homme, il y a huit jours, s’est battu dans le Zaccar avec une panthère. La panthère est morte; mais l’homme a eu la moitié du bras mangée. Soir et matin, il vient se faire panser au bureau arabe, et chaque fois on l’arrête dans la cour pour lui entendre raconter son histoire. Il parle lentement, d’une belle voix gutturale. De temps en temps, il écarte son burnous et montre, attaché contre sa poitrine, son bras gauche entouré de linges sanglants.

A peine suis-je dans la rue, voilà un violent orage qui éclate. Pluie, tonnerre, éclairs, sirocco… Vite, abritons-nous. J’enfile une porte au hasard, et je tombe au milieu d’une nichée de bohémiens, empilés sous les arceaux d’une cour moresque. Cette cour tient à la mosquée de Milianah; c’est le refuge habituel de la pouillerie musulmane, on l’appelle la cour des pauvres.

De grands lévriers maigres, tout couverts de vermine, viennent rôder autour de moi d’un air méchant. Adossé contre un des piliers de la galerie, je tâche de faire bonne contenance, et, sans parler à personne, je regarde la pluie qui ricoche sur les dalles coloriées de la cour. Les bohémiens sont à terre, couchés par tas. Près de moi, une jeune femme, presque belle, la gorge et les jambes découvertes, de gros bracelets de fer aux poignets et aux chevilles, chante un air bizarre à trois notes mélancoliques et nasillardes. En chantant, elle allaite un petit enfant tout nu en bronze rouge, et, du bras resté libre, elle pile de l’orge dans un mortier de pierre. La pluie, chassée par un vent cruel, inonde parfois les jambes de la nourrice et le corps de son nourrisson. La bohémienne n’y prend point garde et continue à chanter sous la rafale, en pilant l’orge et donnant le sein.

L’orage diminue. Profitant d’une embellie, je me hâte de quitter cette cour des miracles et je me dirige vers le dîner de Sid’Omar; il est temps… En traversant la grand-place, j’ai encore rencontré mon vieux juif de tantôt. Il s’appuie sur son agent d’affaires; ses témoins marchent joyeusement derrière lui; une bande de petits juifs gambade à l’entour… Tous les visages rayonnent. L’agent se charge de l’affaire: il demandera au tribunal deux mille francs d’indemnité.

Chez Sid’Omar, dîner somptueux. La salle à manger ouvre sur une élégante cour moresque, où chantent deux ou trois fontaines… Excellent repas turc, recommandé au baron Brisse. Entre autres plats, je remarque un poulet aux amandes, un couscous à la vanille, une tortue à la viande – un peu lourde mais du plus haut goût – et des biscuits au miel qu’on appelle bouchées du kadi… Comme vin, rien que du champagne. Malgré la loi musulmane, Sid’Omar en boit un peu – quand les serviteurs ont le dos tourné… Après dîner, nous passons dans la chambre de notre hôte, où l’on nous apporte des confitures, des pipes et du café… L’ameublement de cette chambre est des plus simples: un divan, quelques nattes; dans le fond, un grand lit très haut sur lequel flânent de petits coussins rouges brodés d’or… A la muraille est accrochée une vieille peinture turque représentant les exploits d’un certain amiral Hamadi. Il paraît qu’en Turquie les peintres n’emploient qu’une couleur par tableau: ce tableau-ci est voué au vert. La mer, le ciel, les navires, l’amiral Hamadi lui-même, tout est vert, et de quel vert!…

L’usage arabe veut qu’on se retire de bonne heure. Le café pris, les pipes fumées, je souhaite la bonne nuit à mon hôte, et je le laisse avec ses femmes.

Où finirai-je ma soirée? Il est trop tôt pour me coucher, les clairons des spahis n’ont pas encore sonné la retraite. D’ailleurs, les coussinets d’or de Sid’Omar dansent autour de moi des farandoles fantastiques qui m’empêcheraient de dormir… Me voici devant le théâtre, entrons un moment.

Le théâtre de Milianah est un ancien magasin de fourrages, tant bien que mal déguisé en salle de spectacle. De gros quinquets, qu’on remplit d’huile pendant l’entracte, font l’office de lustres. Le parterre est debout, l’orchestre sur des bancs. Les galeries sont très fières parce qu’elles ont des chaises de paille… Tout autour de la salle, un long couloir obscur, sans parquet… On se croirait dans la rue, rien n’y manque… La pièce est déjà commencée quand j’arrive. A ma grande surprise, les acteurs ne sont pas mauvais, je parle des hommes; ils ont de l’entrain, de la vie… Ce sont presque tous des amateurs, des soldats du 3e; le régiment en est fier et vient les applaudir tous les soirs.

Quant aux femmes, hélas!… c’est encore et toujours cet éternel féminin des petits théâtres de province, prétentieux, exagéré et faux… Il y en a deux pourtant qui m’intéressent parmi ces dames, deux juives de Milianah, toutes jeunes, qui débutent au théâtre… Les parents sont dans la salle et paraissent enchantés. Ils ont la conviction que leurs filles vont gagner des milliers de douros a ce commerce-là. La légende de Rachel, israélite, millionnaire, et comédienne, est déjà répandue chez les juifs d’Orient.

Rien de comique et d’attendrissant comme ces deux petites juives sur les planches… Elles se tiennent timidement dans un coin de la scène, poudrées, fardées, décolletées et toutes raides. Elles ont froid, elles ont honte.

De temps en temps elles baragouinent une phrase sans la comprendre, et, pendant qu’elles parlent, leurs grands yeux hébraïques regardent dans la salle avec stupeur.

Je sors du théâtre… Au milieu de l’ombre qui m’environne, j’entends des cris dans un coin de la place… Quelques Maltais sans doute en train de s’expliquer à coups de couteau…

Je reviens à l’hôtel, lentement, le long des remparts. D’adorables senteurs d’orangers et de thuyas montent de la plaine. L’air est doux, le ciel presque pur… Là-bas, au bout du chemin, se dresse un vieux fantôme de muraille, débris de quelque ancien temple. Ce mur est sacré; tous les jours les femmes arabes viennent y suspendre des ex-voto, fragments de haïks et de foutas, longues tresses de cheveux roux liés par des fils d’argent, pans de bumous… Tout cela va flottant sous un mince rayon de lune, au souffle tiède de la nuit…

Les sauterelles

Encore un souvenir d’Algérie, et puis nous reviendrons au moulin…

La nuit de mon arrivée dans cette ferme du Sahel, je ne pouvais pas dormir. Le pays nouveau, l’agitation du voyage, les aboiements des chacals, puis une chaleur énervante, oppressante, un étouffement complet, comme si les mailles de la moustiquaire n’avaient pas laissé un souffle d’air…

Quand j’ouvris ma fenêtre, au petit jour, une brume d’été lourde, lentement remuée, frangée aux bords de noir et de rose, flottait dans l’air comme un nuage de poudre sur un champ de bataille. Pas une feuille ne bougeait et, dans ces beaux jardins que j’avais sous les yeux, les vignes espacées sur les pentes, au grand soleil qui fait les vins sucrés, les fruits d’Europe abrités dans un coin d’ombre, les petits orangers, les mandariniers en longues files microscopiques, tout gardait le même aspect morne, cette immobilité des feuilles attendant l’orage, les bananiers eux-mêmes, ces grands roseaux vert tendre, toujours agités par quelque souffle qui emmêle leur fine chevelure si légère, se dressaient silencieux et droits, en panaches réguliers.