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Dieu! le joli repas que j’ai fait ce matin-là: un morceau de chevreau rôti, du fromage de montagne, de la confiture de moût, des figues, des raisins muscat. Le tout arrosé de ce bon châteauneuf-du-pape qui a une si belle couleur rose dans les verres…

Au dessert, je vais chercher le cahier du poème, et je l’apporte sur la table devant Mistral.

«Nous avions dit que nous sortirions, fait le poète en souriant.

– Non! non!… Calendal! Calendal

Mistral se résigne, et de sa voix musicale et douce, en battant la mesure de ses vers avec la main, il entame le premier chant:

D’une fille folle d’amour,
A présent que j’ai dit la triste aventure,
Je chanterai, si Dieu veut, un enfant de Cassis,
Un pauvre petit pêcheur d’anchois…

Au-dehors, les cloches sonnaient les vêpres, les pétards éclataient sur la place, les fifres passaient et repassaient dans les rues avec les tambourins. Les taureaux de Camargue, qu’on menait courir, mugissaient.

Moi, les coudes sur la nappe, des larmes dans les yeux, j’écoutais l’histoire du petit pêcheur provençal.

Calendal n’était qu’un pêcheur; l’amour en fait un héros… Pour gagner le cœur de sa mie – la belle Estérelle -, il entreprend des choses miraculeuses, et les douze travaux d’Hercule ne sont rien à côté des siens.

Une fois, s’étant mis en tête d’être riche, il a inventé de formidables engins de pêche, et ramène au port tout le poisson de la mer. Une autre fois, c’est un terrible bandit des gorges d’Ollioules, le comte Sévéran, qu’il va relancer jusque dans son aire, parmi ses coupe-jarrets et ses concubines… Quel rude gars que ce petit Calendal! Un jour, à la Sainte-Baume, il rencontre deux partis de compagnons venus là pour vider leur querelle à grands coups de compas sur la tombe de maître Jacques, un Provençal qui a fait la charpente du temple de Salomon, s’il vous plaît. Calendal se jette au milieu de la tuerie, et apaise les compagnons en leur parlant…

Des entreprises surhumaines!… Il y avait là-haut, dans les rochers de Lure, une forêt de cèdres inaccessibles, où jamais bûcheron n’osa monter. Calendal y va, lui. Il s’y installe tout seul pendant trente jours. Pendant trente jours, on entend le bruit de sa hache qui sonne en s’enfonçant dans les troncs. La forêt crie; l’un après l’autre, les vieux arbres gênants tombent et roulent au fond des abîmes, et quand Calendal redescend, il ne reste plus un cèdre sur la montagne.

Enfin, en récompense de tant d’exploits, le pêcheur d’anchois obtient l’amour d’Estérelle, et il est nommé consul par les habitants de Cassis. Voilà l’histoire de Calendal… Mais qu’importe Calendal? Ce qu’il y a avant tout dans le poème, c’est la Provence – la Provence de la mer, la Provence de la montagne -, avec son histoire, ses mœurs, ses légendes, ses paysages, tout un peuple naïf et libre qui a trouvé son grand poète avant de mourir… Et maintenant, tracez des chemins de fer, plantez des poteaux à télégraphe, chassez la langue provençale des écoles! La Provence vivra éternellement dans Mireille et dans Calendal.

«Assez de poésie! dit Mistral en fermant son cahier. Il faut aller voir la fête.»

Nous sortîmes; tout le village était dans les rues; un grand coup de bise avait balayé le ciel, et le ciel reluisait joyeusement sur les toits rouges mouillés de pluie. Nous arrivâmes à temps pour voir rentrer la procession. Ce fut pendant une heure un interminable défilé de pénitents en cagoule, pénitents blancs, pénitents bleus, pénitents gris, confréries de filles voilées, bannières roses à fleurs d’or, grands saints de bois dédorés portés à quatre épaules, saintes de faïence coloriées comme des idoles avec de gros bouquets à la main, chapes, ostensoirs, dais de velours vert, crucifix encadrés de soie blanche, tout cela ondulant au vent dans la lumière des cierges et du soleil, au milieu des psaumes, des litanies, et des cloches qui sonnaient à toute volée.

La procession finie, les saints remisés dans leurs chapelles, nous allâmes voir les taureaux, puis les jeux sur l’aire, les luttes d’hommes, les trois sauts, l’étrangle-chat, le jeu de l’outre, et tout le joli train des fêtes de Provence… La nuit tombait quand nous rentrâmes à Maillane. Sur la place, devant le petit café où Mistral va faire, le soir, sa partie avec son ami Zidore, on avait allumé un grand feu de joie… La farandole s’organisait. Des lanternes de papier découpé s’allumaient partout dans l’ombre; la jeunesse prenait place; et bientôt, sur un appel de tambourins, commença autour de la flamme une ronde folle, bruyante, qui devait durer toute la nuit.

Après souper, trop las pour courir encore, nous montâmes dans la chambre de Mistral. C’est une modeste chambre de paysan, avec deux grands lits. Les murs n’ont pas de papier; les solives du plafond se voient… Il y a quatre ans, lorsque l’Académie donna à l’auteur de Mireille le prix de trois mille francs, Mme Mistral eut une idée.

«Si nous faisions tapisser et plafonner ta chambre? dit-elle à son fils.

– Non! non! répondit Mistral… Ça, c’est l’argent des poètes, on n’y touche pas.»

Et la chambre est restée toute nue; mais tant que l’argent des poètes a duré, ceux qui ont frappé chez Mistral ont toujours trouvé sa bourse ouverte…

J’avais emporté le cahier de Calendal dans la chambre et je voulus m’en faire lire encore un passage avant de m’endormir. Mistral choisit l’épisode des faïences. Le voici en quelques mots:

C’est dans un grand repas je ne sais où. On apporte sur la table un magnifique service en faïence de Moustiers. Au fond de chaque assiette, dessiné en bleu dans l’émail, il y a un sujet provençal; toute l’histoire du pays tient là-dedans. Aussi il faut voir avec quel amour sont décrites ces belles faïences; une strophe pour chaque assiette, autant de petits poèmes d’un travail naïf et savant, achevés comme un tableautin de Théocrite. Tandis que Mistral me disait ses vers dans cette belle langue provençale, plus qu’aux trois quarts latine, que les reines ont parlée autrefois et que maintenant nos pâtres seuls comprennent, j’admirais cet homme au-dedans de moi, et, songeant à l’état de ruine où il a trouvé sa langue maternelle et ce qu’il en a fait, je me figurais un de ces vieux palais des princes des Baux comme on en voit dans les Alpilles: plus de toits, plus de balustres aux perrons, plus de vitraux aux fenêtres, le trèfle des ogives cassé, le blason des portes mangé de mousse, des poules picorant dans la cour d’honneur, des porcs vautrés sous les fines colonnettes des galeries, l’âne broutant dans la chapelle où l’herbe pousse, des pigeons venant boire aux grands bénitiers remplis d’eau de pluie, et enfin, parmi ces décombres, deux ou trois familles de paysans qui se sont bâti des huttes dans les flancs du vieux palais.

Puis, voilà qu’un beau jour le fils d’un de ces paysans s’éprend de ces grandes ruines et s’indigne de les voir ainsi profanées; vite, vite, il chasse le bétail hors de la cour d’honneur; et, les fées lui venant en aide, à lui tout seul il reconstruit le grand escalier, remet des boiseries aux murs, des vitraux aux fenêtres, relève les tours, redore la salle du trône, et met sur pied le vaste palais d’autre temps, où logèrent des papes et des impératrices.