Изменить стиль страницы

Emu, blême de peur, l’auditoire gémit, en voyant, dans l’enfer tout ouvert, qui son père et qui sa mère, qui sa grand-mère et qui sa sœur.

«Vous sentez bien, mes frères, reprit le bon abbé Martin, vous sentez bien que ceci ne peut pas durer. J’ai charge d’âmes, et je veux, je veux vous sauver de l’abîme où vous êtes tous en train de rouler tête première. Demain je me mets à l’ouvrage, pas plus tard que demain. Et l’ouvrage ne manquera pas! Voici comment je m’y prendrai. Pour que tout se fasse bien, il faut tout faire avec ordre. Nous irons rang par rang, comme à Jonquières quand on danse.

«Demain lundi, je confesserai les vieux et les vieilles. Ce n’est rien.

«Mardi, les enfants. J’aurai bientôt fait.

«Mercredi, les garçons et les filles. Cela pourra être long.

«Jeudi, les hommes. Nous couperons court.

«Vendredi, les femmes. Je dirai: «Pas d’histoires»

«Samedi, le meunier!… Ce n’est pas trop d’un jour pour lui tout seul…

«Et, si dimanche nous avons fini, nous serons bien heureux.

«Voyez-vous, mes enfants, quand le blé est mûr, il faut le couper; quand le vin est tiré, il faut le boire. Voilà assez de linge sale, il s’agit de le laver, et de le bien laver.

«C’est la grâce que je vous souhaite. Amen

Ce qui fut dit fut fait. On coula la lessive.

Depuis ce dimanche mémorable, le parfum des vertus de Cucugnan se respire à dix lieues à l’entour.

Et le bon pasteur M. Martin, heureux et plein d’allégresse, a rêvé l’autre nuit que, suivi de tout son troupeau, il gravissait, en resplendissante procession, au milieu des cierges allumés, d’un nuage d’encens qui embaumait et des enfants de chœur qui chantaient Te Deum, le chemin éclairé de la cité de Dieu.

Et voilà l’histoire du curé de Cucugnan, telle que m’a ordonné de vous la dire ce grand gueusard de Roumanille, qui la tenait lui-même d’un autre bon compagnon.

Les vieux

«Une lettre, père Azan?

– Oui, monsieur… ça vient de Paris.»

Il était tout fier que ça vint de Paris, ce brave père Azan… Pas moi. Quelque chose me disait que cette Parisienne de la rue Jean-Jacques tombant sur ma table à l’improviste et de si grand matin, allait me faire perdre toute ma journée. Je ne me trompais pas, voyez plutôt:

Il faut que tu me rendes un service, mon ami. Tu vas fermer ton moulin pour un jour et t’en aller tout de suite à Eyguières… Eyguières est un gros bourg à trois ou quatre lieues de chez toi – une promenade. En arrivant, tu demanderas le couvent des Orphelines. La première maison après le couvent est une maison basse à volets gris avec un jardinet derrière. Tu entreras sans frapper – la porte est toujours ouverte – et, en entrant tu crieras bien fort:

«Bonjour, braves gens! Je suis l’ami de Maurice…» Alors, tu verras deux petits vieux, oh! mais vieux, vieux, archivieux, te tendre les bras du fond de leurs grands fauteuils, et tu les embrasseras de ma part, avec tout ton cœur, comme s’ils étaient à toi. Puis vous causerez; ils te parleront de moi, rien que de moi; ils te raconteront mille folies que tu écouteras sans rire.. Tu ne riras pas, hein? Ce sont mes grands-parents, deux êtres dont je suis toute la vie et qui ne m’ont pas vu depuis dix ans… Dix ans, c’est long! Mais que veux-tu! moi, Paris me tient; eux, c’est le grand âge… Ils sont si vieux, s’ils venaient me voir, ils se casseraient en route… Heureusement, tu es là-bas, mon cher meunier, et, en t’embrassant, les pauvres gens croiront m’embrasser un peu moi-même… Je leur ai si souvent parlé de nous et de cette bonne amitié dont…

Le diable soit de l’amitié! Justement ce matin-là il faisait un temps admirable, mais qui ne valait rien pour courir les routes: trop de mistral et trop de soleil, une vraie journée de Provence. Quand cette maudite lettre arriva, j’avais déjà choisi mon cagnard (abri) entre deux roches, et je rêvais de rester là tout le jour, comme un lézard, à boire de la lumière, en écoutant chanter les pins… Enfin, que voulez-vous faire? Je fermai le moulin en maugréant, je mis la clef sous la chatière. Mon bâton, ma pipe, et me voilà parti.

J’arrivai à Eyguières vers deux heures. Le village était désert, tout le monde aux champs. Dans les ormes du cours, blancs de poussière, les cigales chantaient comme en pleine Crau. Il y avait bien sur la place de la mairie un âne qui prenait le soleil, un vol de pigeons sur la fontaine de l’église, mais personne pour m’indiquer l’orphelinat. Par bonheur une vieille fée m’apparut tout à coup, accroupie et filant dans l’encoignure de sa porte; je lui dis ce que je cherchais; et comme cette fée était très puissante, elle n’eut qu’à lever sa quenouille: aussitôt le couvent des Orphelines se dressa devant moi comme par magie… C’était une grande maison maussade et noire, toute fière de montrer au-dessus de son portail en ogive une vieille croix de grès rouge avec un peu de latin autour. A côté de cette maison, j’en aperçus une autre plus petite. Des volets gris, le jardin derrière… Je la reconnus tout de suite, et j’entrai sans frapper.

Je reverrai toute ma vie ce long corridor frais et calme, la muraille peinte en rose, le jardinet qui tremblait au fond à travers un store de couleur claire, et sur tous les panneaux des fleurs et des violons fanés. Il me semblait que j’arrivais chez quelque vieux bailli du temps de Sedaine… Au bout du couloir, sur la gauche, par une porte entrouverte on entendait le tic-tac d’une grosse horloge et une voix d’enfant, mais d’enfant à l’école, qui lisait en s’arrêtant à chaque syllabe: A… LORS… SAINT… I… RÉ… NÉE S’É… CRI… A JE… SUIS… LE… FRO… MENT… DU… SEIGNEUR… IL… FAUT… QUE… JE… SOIS… MOU… LU… PAR… LA… DENT… DE… CES… A… NI… MAUX… Je m’approchai doucement de cette porte et je regardai…

Dans le calme et le demi-jour d’une petite chambre, un bon vieux à pommettes roses, ridé jusqu’au bout des doigts, dormait au fond d’un fauteuil, la bouche ouverte, les mains sur ses genoux. A ses pieds, une fillette habillée de bleu – grande pèlerine et petit béguin, le costume des orphelines – lisait la Vie de saint Irénée dans un livre plus gros qu’elle… Cette lecture miraculeuse avait opéré sur toute la maison. Le vieux dormait dans son fauteuil, les mouches au plafond, les canaris dans leur cage, là-bas sur la fenêtre. La grosse horloge ronflait, tic-tac, tic-tac. Il n’y avait d’éveillé dans toute la chambre qu’une grande bande de lumière qui tombait droite et blanche entre les volets clos, pleine d’étincelles vivantes et de valses microscopiques… Au milieu de l’assoupissement général, l’enfant continuait sa lecture d’un air grave: AUS…SI… TOT… DEUX… LIONS… SE PRÉ…CI…PI…TÈ… RENT… SUR… LUI…ET…LE… DÉ… VO…RÈ…RENT… C’est à ce moment que j’entrai… Les lions de saint Irénée se précipitant dans la chambre n’y auraient pas produit plus de stupeur que moi. Un vrai coup de théâtre! La petite pousse un cri, le gros livre tombe, les canaris, les mouches se réveillent, la pendule sonne, le vieux se dresse en sursaut, tout effaré, et moi-même, un peu troublé, je m’arrête sur le seuil en criant bien fort: