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«Je te le disais bien, Jacques, qu'il y avait quelque infamie sous ce mystère.

«- Du jour où je vous ai connu, cette liaison m'est devenue odieuse… Si je ne vous en ai pas parlé, c'est que je vous connaissais trop fier pour consentir à me partager avec un autre. Si je ne l'ai pas brisée, c'est parce qu'il m'en coûtait de renoncer à cette existence indolente et luxueuse pour laquelle je suis née… Aujourd'hui, je ne peux plus vivre ainsi. Ce mensonge me pèse, cette trahison de tous les jours me rend folle… Et si vous voulez encore de moi après l'aveu que je viens de vous faire je suis prête à tout quitter et à vivre avec vous dans un coin, où vous voudrez…» «Ces derniers mots «où vous voudrez» furent dits à voix basse, tout près de moi, presque sur mes lèvres, pour me griser…

«J'eus pourtant le courage de lui répondre, et même très sèchement, que j'étais pauvre, que je ne gagnais pas ma vie, et que je ne pouvais pas la faire nourrir par mon frère Jacques.

«Sur cette réponse, elle releva la tête d'un air de triomphe:

«- Eh bien, si j'avais trouvé pour nous deux un moyen honorable et sûr de gagner notre vie sans nous quitter, que diriez-vous?»

«Là-dessus, elle tira d'une de ses poches un grimoire sur papier timbré qu'elle se mit à me lire… C'était un engagement pour nous deux dans un théâtre de la banlieue parisienne; elle, à raison de cent francs par mois; moi, à raison de cinquante.

«Tout était prêt; nous n'avions plus qu'à signer.

«Je la regardai, épouvanté. Je sentais qu'elle m'entraînait dans un trou, et j'eus un moment de n'être pas assez fort pour résister… La lecture du grimoire finie, sans me laisser le temps de répondre, elle se mit à parler fiévreusement des splendeurs de la carrière théâtrale et de la vie glorieuse que nous allions mener là-bas, libres, fiers, loin du monde, tout à notre art et à notre amour.

«Elle parla trop; c'était une faute. J'eus le temps de me remettre, d'invoquer ma mère Jacques dans le fond de mon cœur, et quand elle eut fini sa tirade, je pus lui dire très froidement:

«- Je ne veux pas être comédien…»

«Bien entendu elle ne lâcha pas prise et recommença ses belles tirades.

«Peine perdue… À tout ce qu'elle put me dire, je ne répondis qu'une chose:

«- Je ne veux pas être comédien…»

«Elle commençait à perdre patience.

«- Alors, me dit-elle en pâlissant, vous préférez que je retourne là-bas; de huit à dix, et que les choses restent comme elles sont…»

«À cela je répondis un peu moins froidement:

«- Je ne préfère rien… Je trouve très honorable à vous de vouloir gagner votre vie et ne plus la devoir aux générosités d'un monsieur de huit à dix… Je vous répète seulement que je ne me sens pas la moindre vocation théâtrale, et que je ne serai pas un comédien.»

«À ce coup elle éclata.

«- Ah! tu ne veux pas être comédien… Qu'est-ce que tu seras donc alors?… Te croirais-tu poète, par hasard?… Il se croit poète!… mais tu n'as rien de ce qu'il faut, pauvre fou!… Je vous demande, parce que ça vous a fait imprimer un méchant livre dont personne ne veut, ça se croit poète… Mais, malheureux, ton livre est idiot, tous me le disent bien…

«Depuis deux mois qu'il est en vente, on n'en a vendu qu'un exemplaire, et c'est le mien… Toi, poète, allons donc!… Il n'y a que ton frère pour croire à une niaiserie pareille… Encore un joli naïf, celui-là!… et qui t'écrit de bonnes lettres… Il est à mourir de rire avec son article de Gustave Planche…

«En attendant, il se tue pour te faire vivre; et toi, pendant ce temps là, tu… tu… au fait, qu'est-ce que tu fais? Le sais-tu seulement?… Parce que ta tête a un certain caractère, cela te suffit; tu t'habilles en Turc, et tu crois que tout est là!… D'abord, je te préviens que depuis quelque temps le caractère de ta tête se perd joliment… tu es laid, tu es très laid. Tiens! regarde-toi…, je suis sûre que si tu retournais vers ta donzelle Pierrotte, elle ne voudrait plus de toi… Et pourtant, vous êtes bien faits l'un pour l'autre… Vous êtes nés tous les deux pour vendre de la porcelaine au passage du Saumon.

«C'est bien mieux ton affaire que d'être comédien…»

«Elle bavait, elle étranglait. Jamais tu n'as vu folie pareille. Je la regardais sans rien dire. Quand elle eut fini, je m'approchai d'elle

«J'avais tout le corps qui me tremblait – et je lui dis bien tranquillement:

«- Je ne veux pas être comédien.»

«Disant cela, j'allai vers la porte, je l'ouvris et la lui montrai.

«- M'en aller, fit-elle en ricanant… Oh! pas encore… j'en ai encore long à vous dire.».

«Pour le coup, je n'y tins plus. Un paquet de sang me monta au visage. Je pris un des chenets de la cheminée et je courus sur elle… Je te réponds qu'elle a déguerpi… Mon cher, à ce moment-là, j'ai compris l'Espagnol Pacheco.

«Derrière elle, j'ai pris mon chapeau, et je suis descendu. J'ai couru tout le jour, de droite et de gauche, comme un homme ivre… Ah! si tu avais été là… Un moment j'ai eu l'idée d'aller chez Pierrotte, de me jeter à ses pieds, de demander grâce aux yeux noirs. Je suis allé jusqu'à la porte du magasin, mais je n'ai pas osé entrer… Voilà deux mois que je n'y vais plus. On m'a écrit, pas de réponse. On est venu me voir, je me suis caché. Comment pourrait-on me pardonner?… Pierrotte était assis sur son comptoir.

«Il avait l'air triste… Je suis resté un moment à le regarder, debout contre la vitre, puis je me suis enfui en pleurant.

«La nuit venue, je suis rentré. J'ai pleuré longtemps à la fenêtre; après quoi, j'ai commencé à t'écrire. Je t'écrirai ainsi toute la nuit. Il me semble que tu es là, que je cause avec toi, et cela me fait du bien.

«Quel monstre que cette femme! Comme elle était sûre de moi! Comme elle me croyait bien son jouet, sa chose!… Comprends-tu? m'emmener jouer la comédie dans la banlieue!… Conseille-moi, Jacques, je m'ennuie, je souffre… Elle m'a fait bien du mal, vois-tu! je ne crois plus en moi, je doute, j'ai peur…

«Que faut-il faire?… travailler?… Hélas! elle a raison, je ne suis pas poète, mon livre ne s'est pas vendu…

«Et pour payer, comment vas-tu faire?…

«Toute ma vie est gâtée. Je n'y vois plus, je ne sais plus. Il fait noir… Il y a des noms prédestinés.

«Elle s'appelle Irma Borel. Borel, chez nous, ça veut dire bourreau… Irma Bourreau!… Comme ce nom lui va bien!… Je voudrais déménager. Cette chambre m'est odieuse… Et puis, je suis exposé à la rencontrer dans l'escalier… Par exemple, sois tranquille, si elle remonte jamais… Mais elle ne remontera pas…

Elle m'a oublié. Les artistes sont là pour la consoler…

«Ah! mon Dieu! qu'est-ce que j'entends?… Jacques, mon frère, c'est elle. Je te dis que c'est elle.