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Toute la nuit, ils errent çà et là sur la mer, au gré du vent qui, loin de cesser au lever du jour, redouble au contraire de violence. Soudain, un écueil dénudé leur apparaît; ils veulent l’éviter; mais cela ne leur est pas possible. Le vent cruel et la tempête sauvage les portent malgré eux droit dessus.

À trois ou quatre reprises, le pâle nocher déploie toute sa vigueur pour changer le gouvernail de direction, et prendre une route moins dangereuse. Mais la barre se rompt, et est enlevée par la mer. Le vent furieux enfle tellement la voile, qu’il est impossible de la larguer peu ou prou. En ce péril mortel, ils n’ont le temps ni de réparer leurs avaries, ni de tenir conseil.

Quand ils ont compris que la perte du navire est inévitable, chacun s’occupe uniquement de son salut, chacun cherche à sauver sa vie. C’est à qui descendra le plus vite dans la chaloupe; mais celle-ci est tellement alourdie par la foule qui s’y entasse, que c’est avec beaucoup de difficultés qu’on l’a fait passer par-dessus bord.

Roger voyant le commandant, le patron et les autres abandonner en toute hâte le navire, et se trouvant sans ses armes et en simple pourpoint, veut aussi s’embarquer sur la chaloupe. Mais elle lui paraît déjà beaucoup trop chargée; grâce aux personnes qui s’y pressent déjà et à celles qui ne cessent de s’y jeter, le bateau ne tarde pas à être submergé, et à couler avec sa charge.

Il coule et entraîne tous ceux qui, fondant leur espoir sur lui, ont quitté le navire. Alors, au milieu des plaintes douloureuses, on entend les malheureux naufragés demander secours au ciel; mais ces voix sont vite étouffées, car la mer, pleine de rage et de colère, a bientôt balayé la place d’où s’échappent ces cris lamentables et impuissants.

Parmi les naufragés, les uns ne reviennent plus à la surface; les autres reparaissent et se soulèvent sur les lames. Celui-ci nage et tient la tête hors des flots, celui-là montre un bras, cet autre une jambe. Roger, que les menaces de la tempête ne font point trembler, remonte sur l’eau, et aperçoit non loin de là l’écueil aride que lui et ses compagnons ont en vain voulu éviter.

Il espère atteindre en nageant ses bords et se mettre à l’abri de la vague. Il s’avance et rejette en soufflant loin de son visage l’onde importune. Pendant ce temps, le vent et la tempête chassent devant eux le navire abandonné par ceux qui, dans l’espoir de se sauver, ont trouvé la mort.

Oh! que les prévisions des hommes sont trompeuses! Le navire, qui semblait perdu, échappa au naufrage dès que le patron et les matelots l’eurent abandonné, sans gouvernail, à la merci des flots. On aurait dit que le vent avait attendu que le dernier homme de l’équipage l’eût quitté, pour changer de direction. Il souffla de telle façon, que le navire, prenant une meilleure voie, évita l’écueil et fut emporté sur une mer moins furieuse.

Et tandis qu’il avait été incertain de sa route pendant que le pilote le dirigeait, il alla droit en Afrique, dès qu’il ne fut plus conduit par personne. Il s’en vint échouer à deux ou trois milles près de Biserte, du côté de l’Égypte. L’eau et le vent venant à lui manquer tout à coup, il resta enfoncé dans le sable de ce rivage stérile et désert. Juste à ce moment, arriva Roland, qui se promenait, comme je vous l’ai raconté plus haut.

Désireux de savoir si ce navire était vide ou chargé, Roland, suivi de Brandimart et de son beau-frère, sauta dans une barque légère et poussa jusqu’au bâtiment échoué. Étant monté sur le pont, il ne vit personne, et trouva seulement le bon destrier Frontin, ainsi que les armes et l’épée de Roger.

Ce dernier avait dû s’échapper en telle hâte, qu’il n’avait même pas eu le temps de prendre son épée. Le paladin la reconnut. Elle s’appelait Balisarde, et lui avait appartenu autrefois pendant quelque temps. Vous devez avoir lu comment il la prit à Falérine, lorsqu’il détruisit son jardin si beau, et comment elle lui fut volée plus tard par Brunel.

Vous savez comment Brunel la céda librement à Roger, au pied de la montagne de Carène. Roland avait autrefois bien éprouvé quelle taille et quelle force elle avait. Il fut donc enchanté de la retrouver, et il en rendit grâce à Dieu. Il crut alors, et il le dit souvent depuis, que Dieu la lui avait envoyée au moment où il en avait si grand besoin,

À la veille de se battre avec le prince de Séricane qui, outre sa force redoutable, possédait – Roland ne l’ignorait pas – Bayard et Durandal. Ne connaissant pas le reste de l’armure, il ne put l’apprécier comme celui qui l’aurait éprouvée. Cependant elle lui parut bonne, mais plus riche et plus belle encore.

Et comme il n’avait pas à s’inquiéter de la qualité de son armure, puisqu’il était complètement invulnérable, il la céda avec plaisir à Olivier. Quant à l’épée, ce fut autre chose, car il se la mit aussitôt au flanc. À Brandimart il donna le destrier. Il voulut ainsi partager également avec chacun de ses compagnons les bénéfices de cette trouvaille.

Tout guerrier s’efforce d’avoir de beaux et riches vêtements pour le jour du combat. Roland fit broder sur son quartier la haute tour Babel, frappée de la foudre. Olivier voulut avoir sur le sien un chien d’argent couché, portant sa laisse sur le dos, avec cette légende: «Jusqu’à ce qu’il vienne». Il voulut avoir une soubreveste en or et digne de lui.

Brandimart, en mémoire de son père, résolut d’aller au combat vêtu simplement d’une soubreveste couleur sombre et triste. Fleur-de-Lys la lui borda, du mieux qu’elle put, d’une frange belle et choisie, parsemée de riches pierreries. Le reste était en drap commun et tout noir.

La dame fit de sa propre main la soubreveste que le chevalier devait revêtir par-dessus son haubert, ainsi que la housse qui devait recouvrir la croupe, le poitrail et la crinière de son cheval. Mais du jour où elle se mit à ce travail, jusqu’à celui où elle l’acheva, on ne la vit ni sourire ni donner le moindre signe de joie.

Elle avait sans cesse au cœur la crainte, le tourment, que son cher Brandimart lui fût enlevé. Déjà elle l’avait vu s’engager, à plus de cent reprises différentes, dans de grandes batailles pleines de périls. Jamais elle n’avait éprouvé ce qu’elle ressentait en ce moment, car l’épouvante lui glaçait le sang et lui pâlissait le visage. Et cette nouveauté même d’avoir peur lui faisait battre le cœur d’une double crainte.

Quand ils eurent terminé leurs préparatifs, les chevaliers déployèrent la voile. Astolphe et Sansonnet restèrent pour commander la grande armée de la Foi. Fleur-de -Lys, le cœur oppressé par la crainte, et remplissant l’air de ses vœux et de ses plaintes, suivit des yeux les voiles du navire aussi loin que ses regards purent les apercevoir sur la haute mer.

Astolphe et Sansonnet eurent beaucoup de peine à l’arracher à la contemplation des Îlots, et à la ramener au palais. Ils la laissèrent sur son lit, affolée d’angoisse. Cependant une bonne brise poussait le groupe illustre des trois braves chevaliers. Le navire s’en vint aborder droit à l’île où devait avoir lieu une telle bataille.

Le chevalier d’Anglante, son beau-frère Olivier et Brandimart, descendus à terre, plantèrent les premiers leur tente du côté de l’est. Peut-être ne le firent-ils pas sans intention. Le même jour, arriva Agramant qui s’établit au côté opposé. Mais, comme l’heure était déjà avancée, le combat fut remis au lever de l’aurore.