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– Quoi donc? fit-elle en levant la tête.

– Je voulais voir si tu m’entendrais. Ta pensée semblait si loin de moi.

– Non, je suis là; mais ces reprises demandent beaucoup d’attention.

– Pendant que tu couds, ne veux-tu pas que je te fasse la lecture?

– Je crains de ne pas pouvoir très bien écouter.

– Pourquoi choisis-tu un travail si absorbant?

– Il faut bien que quelqu’un le fasse.

– Il y a tant de pauvres femmes pour qui ce serait un gagne-pain. Ce n’est pourtant pas par économie que tu t’astreins à ce travail ingrat?

Elle m’affirma tout aussitôt qu’aucun ouvrage ne l’amusait davantage, que depuis longtemps elle n’en avait plus fait d’autres, pour quoi sans doute elle avait perdu toute habileté… Elle souriait en parlant. Jamais sa voix n’avait été plus douce que pour ainsi me désoler. «Je ne dis là rien que de naturel, semblait exprimer son visage, pourquoi t’attristerais-tu de cela?» – Et toute la protestation de mon cœur ne montait même plus à mes lèvres, m’étouffait.

Le surlendemain, comme nous avions cueilli des roses, elle m’invita à les lui porter dans sa chambre où je n’étais pas encore entré cette année. De quel espoir aussitôt me flattai-je! Car j’en étais encore à me reprocher ma tristesse; un mot d’elle eût guéri mon cœur.

Je n’entrais jamais sans émotion dans cette chambre; je ne sais de quoi s’y formait une sorte de paix mélodieuse où je reconnaissais Alissa. L’ombre bleue des rideaux aux fenêtres et autour du lit, les meubles de luisant acajou, l’ordre, la netteté, le silence, tout racontait à mon cœur sa pureté et sa pensive grâce.

Je m’étonnai, ce matin-là, de ne plus voir au mur, près de son lit, deux grandes photographies de Masaccio que j’avais rapportées d’Italie; j’allais lui demander ce qu’elles étaient devenues, quand mon regard tomba tout auprès sur l’étagère où elle rangeait ses livres de chevet. Cette petite bibliothèque s’était lentement formée moitié par les livres que je lui avais donnés, moitié par d’autres que nous avions lus ensemble. Je venais de m’apercevoir que ces livres étaient tous enlevés, remplacés uniquement par d’insignifiants petits ouvrages de piété vulgaire pour lesquels j’espérais qu’elle n’avait que du mépris. Levant les yeux soudain, je vis Alissa qui riait – oui, qui riait en m’observant.

– Je te demande pardon, dit-elle aussitôt; c’est ton visage qui m’a fait rire; il s’est si brusquement décomposé en apercevant ma bibliothèque…

J’étais bien peu d’humeur à plaisanter.

– Non, vraiment, Alissa, est-ce là ce que tu lis à présent?

– Mais oui. De quoi t’étonnes-tu?

– Je pensais qu’une intelligence habituée à de substantielles nourritures ne pouvait plus goûter à de semblables fadeurs sans nausée.

– Je ne te comprends pas, dit-elle. Ce sont là d’humbles âmes qui causent avec moi simplement, s’exprimant de leur mieux, et dans la société desquelles je me plais. Je sais d’avance que nous ne céderons, ni elles à aucun piège du beau langage, ni moi, en les lisant, à aucune profane admiration.

– Ne lis-tu donc plus que cela?

– À peu près. Oui, depuis quelques mois. Du reste je ne trouve plus beaucoup de temps pour lire. Et je t’avoue que, tout récemment, ayant voulu reprendre quelqu’un de ces grands auteurs que tu m’avais appris à admirer, je me suis fait l’effet de celui dont parle l’Écriture, qui s’efforce d’ajouter une coudée à sa taille.

– Quel est ce «grand auteur» qui t’a donné si bizarre opinion de toi?

– Ce n’est pas lui qui me l’a donnée; mais c’est en le lisant que je l’ai prise… C’était Pascal. J’étais peut-être tombée sur quelque moins bon passage…

Je fis un geste d’impatience. Elle parlait d’une voix claire et monotone, comme elle eût récité une leçon, ne levant plus les yeux de dessus ses fleurs, qu’elle n’en finissait pas d’arranger. Un instant elle s’interrompit devant mon geste, puis continua du même ton:

– Tant de grandiloquence étonne, et tant d’effort; et pour prouver si peu. Je me demande parfois si son intonation pathétique n’est pas l’effet plutôt du doute que de la foi. La foi parfaite n’a pas tant de larmes ni de tremblement dans la voix.

– C’est ce tremblement, ce sont ces larmes qui font la beauté de cette voix – essayai-je de repartir, mais sans courage, car je ne reconnaissais dans ces paroles rien de ce que je chérissais dans Alissa. Je les transcris telles que je m’en souviens et sans y apporter après coup art ni logique.

– S’il n’avait pas d’abord vidé la vie présente de sa joie, reprit-elle, elle pèserait plus lourd dans la balance que…

– Que quoi? fis-je, interdit par ses étranges propos.

– Que l’incertaine félicité qu’il propose.

– N’y crois-tu donc pas? m’écriai-je.

– Qu’importe! reprit-elle; je veux qu’elle demeure incertaine afin que tout soupçon de marché soit écarté. C’est par noblesse naturelle, non par espoir de récompense, que l’âme éprise de Dieu va s’enfoncer dans la vertu.

– De là ce secret scepticisme où se réfugie la noblesse d’un Pascal.

– Non scepticisme: jansénisme, dit-elle en souriant. Qu’avais-je affaire de cela? Les pauvres âmes que voici – et elle se retournait vers ses livres – seraient bien embarrassées de dire si elles sont jansénistes, quiétistes ou je ne sais quoi de différent. Elles s’inclinent devant Dieu comme des herbes qu’un vent presse, sans malice, sans trouble, sans beauté. Elles se tiennent pour peu remarquables et savent qu’elles ne doivent quelque valeur qu’à leur effacement devant Dieu.

– Alissa! m’écriai-je, pourquoi t’arraches-tu les ailes?

Sa voix restait si calme et naturelle que mon exclamation m’en parut d’autant plus ridiculement emphatique.

Elle sourit de nouveau, en secouant la tête.

– Tout ce que j’ai retenu de cette dernière visite à Pascal…

– Quoi donc? demandai-je, car elle s’arrêtait.

– C’est ce mot du Christ: «Qui veut sauver sa vie la perdra.» Pour le reste, reprit-elle en souriant plus fort et en me regardant bien en face, en vérité je ne l’ai presque plus compris. Quand on a vécu quelque temps dans la société de ces petits, c’est extraordinaire combien vite la sublimité des grands vous essouffle.

Dans mon désarroi n’allais-je trouver rien à répondre?…

– S’il me fallait aujourd’hui lire avec toi tous ces sermons, ces méditations…

– Mais, interrompit-elle, je serais désolée de te les voir lire! Je crois en effet que tu es né pour beaucoup mieux que cela.

Elle parlait tout simplement et sans paraître se douter que ces mots qui séparaient ainsi nos deux vies pussent me déchirer le cœur. J’avais la tête en feu; j’aurais voulu parler encore et pleurer; peut-être eût-elle été vaincue par mes larmes; mais je restais sans plus rien dire, les coudes appuyés sur la cheminée et le front dans les mains. Elle continuait tranquillement d’arranger ses fleurs, ne voyant rien de ma douleur, ou faisant semblant de n’en rien voir…