– Gratien?

– Oui Gratien; qui voulait s’opposer à ce qu’on abattît des arbres dans le parc; mais il n’a pu empêcher rien du tout. C’est la misère.

– Les Floches n’étaient pourtant pas sans argent.

– Mais tout était mangé, du premier jour, mon bon Monsieur. Sur trois fermes de la Quartfourche, Madame Floche en possédait deux qu’on a vendues, il y a beau temps, aux fermiers. La troisième, la petite ferme des Fonds, appartient encore à la baronne; elle n’était plus affermée, Gratien en surveillait le faire-valoir; mais elle sera bientôt mise en vente avec le reste.

– La Quartfourche va être mise en vente!

– Par adjudication. Mais ça ne pourra pas se faire avant la fin de l’été. En attendant je vous prie de croire que la demoiselle profite. Il lui faudra bien finir par mettre les pouces; quand on aura déjà enlevé la moitié des arbres…

– Comment se trouve-t-il quelqu’un pour les lui acheter, si elle n’a pas le droit de les vendre?

– Ah! vous êtes jeune encore. Quand on vend à vil prix on trouve toujours acquéreur.

– Le moindre huissier peut empêcher cela.

– L’huissier s’entend avec l’homme d’affaires des créanciers, qui s’est installé là-bas et – il se pencha vers mon oreille – qui couche avec elle, puisqu’il vous plaît de tout savoir.

– Les livres et les papiers de Monsieur Floche? demandai-je, sans paraître ému par sa dernière phrase.

– Le mobilier du château et la bibliothèque feront l’effet d’une vente prochaine; ou pour parler mieux: d’une saisie. Là-bas, personne heureusement ne se doute de la valeur de certains ouvrages; sans quoi ceux-ci auraient disparu depuis longtemps.

– Un coquin peut surgir…

– À présent les scellés sont posés; n’ayez crainte; on ne les lèvera qu’à l’occasion de l’inventaire.

– Que dit de tout cela la baronne?

– Elle ne se doute de rien; on lui porte à manger dans sa chambre; elle ne sait seulement pas que sa fille est là.

– Vous ne dites rien du baron?

– Il est mort il y a trois semaines, à Caen, dans une maison de retraite où nous venions de le faire accepter.

Nous arrivions à Pont-l’Évêque. Un prêtre était venu à la rencontre de l’abbé Santal, qui prit congé de moi après m’avoir indiqué un hôtel et un loueur de voitures.

La voiture que je louai le lendemain me déposa à l’entrée du parc de la Quartfourche; il fut convenu qu’elle viendrait me reprendre dans une couple d’heures, après que les chevaux se seraient reposés dans l’écurie d’une des fermes.

Je trouvai la grille du parc grande ouverte; le sol de l’allée était abîmé par les charrois. Je m’attendais au plus affreux saccage et fus joyeusement surpris, à l’entrée, de reconnaître bourgeonnant le «hêtre à feuilles de pêcher», connaissance illustre; je ne réfléchis pas que sans doute il ne devait la vie qu’à la médiocre qualité de son bois; en avançant, je constatai que la hache avait déjà frappé les plus beaux arbres. Avant de m’enfoncer dans le parc, je voulus revoir le petit pavillon où j’avais découvert la lettre d’Isabelle; mais, suppléant la serrure brisée, un cadenas maintenait la porte (j’appris ensuite que les bûcherons serraient dans ce pavillon des outils et des vêtements). Je m’acheminai vers le château. L’allée que je suivais était droite, bordée de buissons bas; elle ne donnait pas sur la façade, mais sur le côté des communs; elle menait à la cuisine et, presque vis-à-vis de celle-ci, s’ouvrait la petite barrière du jardin potager; j’en étais encore assez éloigné lorsque je vis sortir du potager Gratien avec un panier de légumes; il m’aperçut, mais ne me reconnut pas d’abord; je le hélai; il vint à ma rencontre, et brusquement:

– Ah ben, Monsieur Lacase! pour sûr qu’on ne vous attendait pas à cette heure! Il restait à me regarder, hochant la tête et ne dissimulant pas la contrariété que lui causait ma présence; pourtant il ajouta, plus doucement:

– Tout de même le petit sera content de vous revoir.

Nous avions fait quelques pas sans parler, du côté de la cuisine; il me fit signe de l’attendre et entra poser son panier.

– Alors vous êtes venu voir ce qui se passe à la Quartfourche, dit-il, en revenant à moi, plus civilement.

– Et il paraît que ça n’y va pas bien fort?

Je le regardai; son menton tremblait; il restait sans me répondre; brusquement il me saisit par le bras et m’entraîna vers la pelouse qui s’étendait devant le perron du salon. Là gisait le cadavre d’un chêne énorme, sous lequel je me souvins de m’être abrité de la pluie à l’automne: autour de lui s’entassaient en bûches et en fagots ses branches dont, avant de l’abattre, on l’avait dépouillé.

– Savez-vous combien ça vaut, un arbre comme ça? me dit-il: Douze pistoles. Et savez-vous combien ils l’on payé? – Celui-là tout comme les autres… Cent sous.

Je ne savais pas que dans ce pays ils appelaient pistoles les écus de dix francs; mais ce n’était pas le moment de demander un éclaircissement. Gratien parlait d’une voix contractée. Je me tournai vers lui; il essuya du revers de sa main, sur son visage, larmes ou sueur puis, serrant les poings:

– Oh! les bandits! les bandits! Quand je les entends taper du couperet ou la hache, Monsieur, je deviens fou; leurs coups me portent sur la tête; j’ai envie de crier au secours! au voleur! j’ai envie de cogner à mon tour; j’ai envie de tuer. Avant-hier j’ai passé la moitié du jour dans la cave; j’entendais moins… Au commencement, le petit, ça l’amusait de voir travailler les bûcherons; quand l’arbre était près de tomber, on l’appelait pour tirer sur la corde; et puis, quand ces brigands se sont approchés du château, abattant toujours, le petit a commencé à trouver ça moins drôle; il disait: ah! pas celui-ci! pas celui-là! – Mon pauvre gars, que je lui ai dit, celui-là ou un autre, c’est toujours pas pour toi qu’on les laisse. Je lui ai bien dit qu’il ne pourrait pas demeurer à la Quartfourche; mais c’est trop jeune; il ne comprend pas que rien n’est déjà plus à lui. Si seulement on pouvait nous garder sur la petite ferme; je l’y prendrais bien volontiers avec nous, pour sûr; mais qui sait seulement qui va l’acheter, et le gredin qu’on va vouloir y mettre à notre place!… Voyez-vous, Monsieur, je ne suis pas encore bien vieux, mais j’aurais mieux aimé mourir avant d’avoir vu tout cela.

– Qui est-ce qui habite au château, maintenant?

– Je ne veux pas le savoir. Le petit mange avec nous à la cuisine; ça vaut mieux. Madame la baronne ne quitte plus sa chambre; heureusement pour elle, la pauvre dame… C’est Delphine qui lui porte ses repas, en passant par l’escalier de service rapport à ceux qu’elle ne veut pas croiser. Les autres ont quelqu’un qui les sert et à qui nous ne parlons pas.

– Est-ce qu’on ne doit pas bientôt faire une saisie du mobilier?