– Pour eux je fais l’absente, mais pour toi je suis là.

Je ne suis ni superstitieux ni craintif; si je rallumai ma bougie, ce fut pour chasser de mes yeux et de mon cerveau cette obsédante image; j’y eus du mal. Malgré moi j’épiais tous les bruits. Si elle était là pourtant! En vain je m’efforçai de lire; je ne pouvais prêter attention à rien d’autre; c’est en pensant à elle que je me rendormis au matin.

VI

Ainsi retombaient les sursauts de ma curiosité amoureuse. Je ne pouvais pourtant différer plus longtemps un départ que de nouveau j’avais annoncé à mes hôtes, et ce jour était le dernier que je devais passer à la Quartfourche. Ce jour-là…

Nous sommes à déjeuner. L’on attend le courrier que Delphine, la femme de Gratien, reçoit du facteur et nous apporte d’ordinaire peu d’instants avant le dessert. C’est à Madame Floche, je vous l’ai dit, qu’elle le remet; puis celle-ci répartit les lettres et tend le Journal des Débats à Monsieur Floche, qui disparaît derrière jusqu’à ce que nous nous levions de table. Ce jour-là, une enveloppe mauve, prise à demi dans la bande du journal, s’échappe du paquet et va voler sur la table près de l’assiette de Madame Floche; j’ai juste le temps de reconnaître la grande écriture dégingandée qui, la veille, m’avait fait déjà battre le cœur; Madame Floche aussi, apparemment, l’a reconnue; elle fait un geste précipité pour couvrir l’enveloppe avec son assiette; l’assiette s’en va cogner un verre, qui se brise et répand du vin sur la nappe; tout cela fait un grand vacarme et la bonne Madame Floche profite de la confusion générale pour subtiliser l’enveloppe dans sa mitaine.

– J’ai voulu écraser une araignée, dit-elle gauchement comme un enfant qui s’excuse. (Elle appelle indifféremment: araignées, les cloportes et les perce-oreilles qui s’échappent parfois de la corbeille de fruits.)

– Et je parie que vous l’avez manquée, dit Madame de Saint-Auréol d’un ton aigre, en se levant et jetant sa serviette non pliée sur la table. Vous viendrez dans le salon me rejoindre, ma sœur. Ces Messieurs m’excuseront: j’ai ma crampe de nombril.

Le repas s’achève en silence. Monsieur Floche n’a rien vu, Monsieur de Saint-Auréol rien compris; Mademoiselle Verdure et l’abbé gardent les yeux fixés sur leur assiette; si Casimir ne se mouchait pas, je crois qu’on le verrait pleurer…

Il fait presque tiède. On a porté le café sur la petite terrasse que forme le perron du salon. Je suis seul à en prendre avec Mademoiselle Verdure et l’abbé; du salon où sont enfermées ces deux dames, des éclats de voix nous parviennent; puis plus rien; ces dames sont montées.

C’est alors, s’il me souvient bien, qu’éclata la castille du hêtre-à-feuille-de-persil.

Mademoiselle Verdure et l’abbé vivaient en état de guerre. Les combats n’étaient pas bien sérieux et l’abbé ne faisait qu’en rire; mais rien n’irritait tant Mademoiselle Verdure que le ton persifleur qu’il prenait alors; elle se découvrait à tous coups et l’abbé tirait dans le vif. Presque aucun jour ne passait sans qu’éclatât entre eux quelqu’une de ces escarmouches que l’abbé nommait des «castilles». Il prétendait que la vieille fille en avait besoin pour sa santé; il la faisait monter à l’arbre comme on emmène un chien faire un tour. Il n’y apportait peut-être pas de méchanceté, mais certainement de la malice et s’y montrait assez provoquant. Cela les occupait tous deux et assaisonnait leur journée.

Le petit incident du dessert nous avait laissés nerveux. Je cherchais une diversion et, tandis que l’abbé versait les tasses, ma main rencontra dans la poche de mon veston un paquet de feuilles, ramille d’un arbre bizarre qui croissait près de la grille d’entrée et que j’avais cueillie le matin pour en demander le nom à Mademoiselle Verdure; non que je fusse bien curieux de le connaître, mais elle se trouvait flattée qu’on fît appel à son savoir.

Car elle s’occupait de botanique. Certains jours elle partait herboriser, portant en bandoulière sur ses robustes épaules une boîte verte qui lui donnait l’aspect bizarre d’une cantinière; elle passait entre son herbier et sa «loupe montée» le temps que lui laissaient les soins domestiques… Donc Mademoiselle Olympe prit la ramille et sans hésiter:

– Ceci, déclara-t-elle, c’est du hêtre-à-feuille-de-persil.

– Curieuse appellation! hasardai-je; ces feuilles lancéolées n’ont pourtant aucun rapport avec celles du…

L’abbé depuis un instant souriait avec pertinence:

– C’est ainsi qu’on appelle à la Quartfourche le Fagus persicifolia, fit-il comme négligemment. Mademoiselle Verdure soubresauta:

– Je ne vous savais pas si fort en botanique.

– Non; mais j’entends un peu le latin. Puis, incliné vers moi: Ces dames sont victimes d’un involontaire calembour. Persicus, chère Mademoiselle, persicus veut dire pêcher, non persil. Le Fagus persicifolia dont Monsieur Lacase remarquait les feuilles qu’il appelle si justement lancéolées, le Fagus persicifolia est un «hêtre à feuilles de pêcher».

Mademoiselle Olympe était devenue cramoisie: le calme qu’affectait l’abbé achevait de la décomposer.

– La vrai botanique ne s’occupe pas des anomalies et des monstruosités, sut-elle trouver à dire sans tourner un regard vers l’abbé; puis vidant sa tasse d’un trait elle partit en coup de vent.

L’abbé avait froncé sa bouche en cul de poule, d’où s’échappaient des manières de petits pets. J’avais grand-peine à retenir mon rire.

– Seriez-vous méchant, Monsieur l’abbé?

– Mais non! mais non… Cette bonne demoiselle, qui ne prend pas assez d’exercice, a besoin qu’on lui fouette le sang. Elle est très combative, croyez-moi; quand je reste trois jours sans pousser ma pointe c’est elle qui vient ferrailler. À la Quartfourche les distractions ne sont pas si nombreuses!…

Et tous deux alors, sans parler, nous commençâmes de penser à la lettre du déjeuner.

– Vous avez reconnu cette écriture? me hasardai-je à demander enfin.

Il haussa les épaules:

– Un peu plus tôt, un peu plus tard, c’est la lettre qu’on reçoit à la Quartfourche deux fois par an, après le paiement des fermages, et par laquelle elle annonce à Madame Floche sa venue.

– Elle va venir? m’écriai-je.

– Calmez-vous! Calmez-vous: vous ne la verrez pas.

– Et pourquoi ne la pourrai-je point voir?

– Parce qu’elle vient au milieu de la nuit, qu’elle repart presque aussitôt, qu’elle fuit les regards et… méfiez-vous de Gratien. Son regard me scrutait: je ne bronchai point; il reprit sur un ton irrité:

– Vous ne tiendrez aucun compte de ce que je vous en dis; je le vois à votre air; mais vous êtes averti. Allez! faites à votre guise; demain matin vous m’en donnerez des nouvelles.

Il se leva, me laissa, sans que j’aie pu démêler s’il cherchait à réfréner ma curiosité ou s’il ne s’amusait pas à l’éperonner au contraire.