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– Voyons donc, Jeanne, lui dit-il, ne fais pas l’enfant; voilà seize ans que nous ne nous sommes vus: si tu gardes toujours ton mouchoir sur tes yeux, ça n’est pas le moyen de nous reconnaître.

– Mon frère, mon pauvre Fortuné… j’étouffe… je ne peux pas parler…

– Es-tu drôle, va! Mais qu’est-ce que tu as?

Sa sœur, car cette femme était sa sœur, contint ses sanglots, essuya ses larmes et, le regardant avec stupeur, reprit:

– Ce que j’ai? Comment, je te retrouve en prison, toi qui y es déjà resté quinze ans…

– C’est vrai; il y a aujourd’hui six mois que je suis sorti de la centrale de Melun… sans t’aller voir à Paris, parce que la capitale m’était défendue…

– Déjà repris! Qu’est-ce que tu as donc encore fait, mon Dieu? Pourquoi as-tu quitté Beaugency, où on t’avait envoyé en surveillance?

– Pourquoi! Faudrait me demander pourquoi j’y suis allé.

– Tu as raison.

– D’abord, ma pauvre Jeanne, puisque ces grilles sont entre nous deux, figure-toi que je t’ai embrassée, serrée dans mes bras, comme ça se doit quand on revoit sa sœur après une éternité. Maintenant, causons… Un détenu de Melun, qu’on appelait le Gros-Boiteux, m’avait dit qu’il y avait à Beaugency un ancien forçat de sa connaissance qui employait des libérés à une fabrique de blanc de céruse. Sais-tu ce que c’est que fabriquer le blanc de céruse?

– Non, mon frère.

– C’est un bien joli métier; ceux qui le font, au bout d’un mois ou deux, attrapent la colique de plomb. Sur trois coliques, il y en a un qui crève. Par exemple, faut être juste, les deux autres crèvent aussi, mais à leur aise, ils prennent leur temps, se gobergent et durent environ un an, dix-huit mois au plus. Après ça, le métier n’est pas si mal payé qu’un autre; et il y a des gens nés coiffés qui y résistent deux ou trois ans. Mais ceux-là sont les anciens, les centenaires des blanc-de-cérusiens. On en meurt, c’est vrai, mais il n’est pas fatigant.

– Et pourquoi as-tu choisi un état si dangereux qu’on en meurt, mon pauvre Fortuné?

– Qu’est-ce que tu voulais que je fasse? Quand je suis entré à Melun pour cette affaire de fausse monnaie, j’étais joueur de gobelets. Comme à la prison il n’y avait pas d’atelier pour mon état, et que je ne suis pas plus fort qu’une puce, on m’a mis à la fabrication des jouets d’enfants. C’était un fabricant de Paris qui trouvait plus avantageux de faire confectionner par les détenus ses pantins, ses trompettes de bois et ses sabres idem. Aussi c’est le cas de dire: sabre de bois! en ai-je affilé, percé et taillé pendant quinze ans, de ces jouets! Je suis sûr que j’en ai défrayé les moutards de tout un quartier de Paris… c’était surtout aux trompettes que je mordais. Et les crécelles, donc! Avec deux de ces instruments-là on aurait fait grincer les dents à tout un bataillon, je m’en vante. Mon temps de prison fini, me voilà surtout passé maître en fait de trompettes à deux sous. On me donne à choisir, pour lieu de ma résidence entre trois ou quatre bourgs, à quarante lieues de Paris; j’avais pour toute ressource mon savoir-faire en jouets d’enfants… or, en admettant que, depuis les vieillards jusqu’aux marmots, tous les habitants du bourg auraient eu la passion de faire turlututu dans mes trompettes, j’aurais eu encore bien de la peine à faire mes frais; mais je ne pouvais insinuer à toute une bourgade de trompeter du matin au soir. On m’aurait pris pour un intrigant.

– Mon Dieu, tu ris toujours.

– Cela vaut mieux que de pleurer. Finalement, voyant qu’à quarante lieues de Paris mon métier d’escamoteur ne me serait pas plus de ressource que mes trompettes, j’ai demandé la surveillance à Beaugency, voulant m’engager dans les blanc-de-cérusiens. C’est une pâtisserie qui vous donne les indigestions de miserere; mais jusqu’à ce qu’on en crève, on en vit, c’est toujours ça de gagné, et j’aimais autant cet état-là que celui de voleur; pour voler je ne suis pas assez brave ni assez fort, et c’est par pur hasard que j’ai commis la chose dont je te parlerai tout à l’heure.

– Tu aurais été brave et fort, que par idée tu n’aurais pas volé davantage.

– Ah! tu crois cela, toi?

– Oui, au fond tu n’es pas méchant; car dans cette malheureuse affaire de fausse monnaie tu as été entraîné malgré toi, presque forcé, tu le sais bien.

– Oui, ma fille; mais vois-tu, quinze ans dans une maison, ça vous culotte un homme comme mon brûle-gueule que voilà, quand même il serait entré à la geôle blanc comme une pipe neuve. En sortant de Melun, je me sentais donc trop poltron pour voler.

– Et tu avais le courage de prendre un métier mortel! Tiens, Fortuné, je te dis que tu veux te faire plus mauvais que tu ne l’es.

– Attends donc, tout gringalet que j’étais, j’avais dans l’idée, que le diable m’emporte si je sais pourquoi! que je ferais la nique à la colique de plomb, que la maladie aurait trop peu à ronger sur moi et qu’elle irait ailleurs; enfin que je deviendrais un des vieux blanc-de-cérusiens. En sortant de prison je commence par fricasser ma masse, bien entendu, augmentée de ce que j’avais gagné en contant des histoires le soir à la chambrée.

– Comme tu nous en contais autrefois, mon frère. Ça amusait tant notre pauvre mère, t’en souviens-tu?

– Pardieu! bonne femme! Et elle ne s’est jamais doutée, avant de mourir, que j’étais à Melun?

– Jamais, jusqu’à son dernier moment elle a cru que tu étais passé aux îles.

– Que veux-tu, ma fille, mes bêtises, c’est la faute de mon père, qui m’avait dressé pour être paillasse, pour l’assister dans ses tours de gobelet, manger de l’étoupe et cracher du feu; ce qui faisait que je n’avais pas le temps de frayer avec des fils de pairs de France, et j’ai fait de mauvaises connaissances. Mais, pour revenir à Beaugency, une fois sorti de Melun, je fricasse ma masse comme de juste. Après quinze ans de cage, il faut bien prendre un peu l’air et égayer son existence; d’autant plus que, sans être trop gourmand, le blanc de céruse pouvait me donner une dernière indigestion; alors à quoi m’aurait servi mon argent de prison, je te le demande? Finalement j’arrive à Beaugency à peu près sans le sou; je demande Velu, l’ami du Gros-Boiteux, le chef de fabrique. Serviteur! pas plus de fabrique de blanc de céruse que dessus la main; il y était mort onze personnes dans l’année; l’ancien forçat avait fermé boutique. Me voilà au milieu de ce bourg, toujours avec mon talent pour les trompettes de bois pour tout potage, et ma cartouche de libéré pour toute recommandation. Je demande à m’employer selon ma force, et comme je n’avais pas de force, tu comprends comme on me reçoit: voleur par-ci, gueux par-là, échappé de prison! Enfin, dès que je paraissais quelque part, chacun mettait ses mains sur ses poches; je ne pouvais donc pas m’empêcher de crever de faim dans un trou pareil, que je ne devais pas quitter pendant cinq ans. Voyant ça, je romps mon ban pour venir à Paris utiliser mes talents. Comme je n’avais pas de quoi venir en carrosse à quatre chevaux, je suis venu en gueusant et en mendiant tout le long de la route, évitant les gendarmes comme un chien les coups de bâton; j’avais eu du bonheur, j’étais arrivé sans encombre jusqu’auprès d’Auteuil. J’étais harassé, j’avais une faim d’enfer, j’étais vêtu comme tu vois, sans luxe.