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– Mais il est pourtant impossible que, parce que le notaire le veut, je voie patiemment ma fille réduite à la plus affreuse misère… elle qui avait droit à tant de félicité…

«Si les lois laissent ce crime impuni, je ne le laisserai pas; car, enfin, si le sort me pousse à bout, si je ne trouve pas moyen de sortir de l’atroce position où ce misérable m’a jetée avec mon enfant, je ne sais pas ce que je ferai… je serai capable de le tuer, moi, cet homme. Après, on fera de moi ce qu’on voudra… j’aurai pour moi toutes les mères…

«Oui… mais ma fille?… Ma fille? La laisser seule, abandonnée, voilà ma terreur, voilà pourquoi je ne veux pas mourir… voilà pourquoi je ne puis pas tuer cet homme. Que deviendrait-elle? elle a seize ans… elle est jeune et sainte comme un ange… mais elle est si belle!… Mais l’abandon, mais la misère, mais la faim… quel effrayant vertige tous ces malheurs réunis ne peuvent-ils pas causer à une enfant de cet âge… et alors… et alors dans quel abîme ne peut-elle pas tomber?

«Oh! c’est affreux… à mesure que je creuse ce mot, misère, j’y trouve d’épouvantables choses. La misère… la misère est atroce pour tous, mais peut-être plus atroce encore pour ceux qui ont toute leur vie vécu dans l’aisance. Ce que je ne me pardonne pas, c’est, en présence de tant de maux menaçants, de ne pouvoir vaincre un malheureux sentiment de fierté. Il me faudrait voir ma fille manquer absolument de pain pour me résigner à mendier… Comme je suis lâche, pourtant!

Et elle ajouta avec une sombre amertume:

– Ce notaire m’a réduite à l’aumône, il faut pourtant que je me rompe aux nécessités de ma position; il ne s’agit plus de scrupules, de délicatesse, cela était bon autrefois; maintenant il faut que je tende la main pour ma fille et pour moi; oui, si je ne trouve pas de travail… il faudra bien me résoudre à implorer la charité des autres, puisque le notaire l’aura voulu.

«Il y a sans doute là-dedans une adresse, un art que l’expérience vous donne; j’apprendrai; c’est un métier comme un autre, ajouta-t-elle avec une sorte d’exaltation délirante. Il me semble pourtant que j’ai tout ce qu’il faut pour intéresser… des malheurs horribles, immérités, et une fille de seize ans… un ange… oui, mais il faut savoir, il faut oser faire valoir ces avantages; j’y parviendrai. Après tout, de quoi me plaindrais-je? s’écria-t-elle avec un éclat de rire sinistre. La fortune est précaire, périssable… Le notaire m’aura au moins appris un état.

Mme de Fermont resta un moment absorbée dans ses pensées; puis elle reprit avec plus de calme:

– J’ai souvent pensé à demander un emploi; ce que j’envie, c’est le sort de la domestique de cette femme qui loge au premier; si j’avais cette place, peut-être, avec mes gages, pourrais-je suffire aux besoins de Claire… peut-être, par la protection de cette femme, pourrais-je trouver quelque ouvrage pour ma fille… qui resterait ici… Comme cela je ne la quitterais pas. Quel bonheur… si cela pouvait s’arranger ainsi!… Oh! non, non, ce serait trop beau… ce serait un rêve!… Et puis, pour prendre sa place, il faudrait faire renvoyer cette servante… et peut-être son sort serait-il alors aussi malheureux que le nôtre. Eh bien! tant pis, tant pis… a-t-on mis du scrupule à me dépouiller, moi? Ma fille avant tout. Voyons, comment m’introduire chez cette femme du premier? Par quel moyen évincer sa domestique? Car une telle place serait pour nous une position inespérée.

Deux ou trois coups violents frappés à la porte firent tressaillir Mme de Fermont et éveillèrent sa fille en sursaut.

– Mon Dieu! maman, qu’y a-t-il? s’écria Claire en se levant brusquement sur son séant; puis, par un mouvement machinal, elle jeta ses bras autour du cou de sa mère, qui, aussi effrayée, se serra contre sa fille en regardant la porte avec terreur.

– Maman, qu’est-ce donc? répéta Claire.

– Je ne sais, mon enfant… Rassure-toi… ce n’est rien… on a seulement frappé… c’est peut-être la réponse qu’on nous apporte de la poste restante…

À cet instant la porte vermoulue s’ébranla de nouveau sous le choc de plusieurs vigoureux coups de poing.

– Qui est là? dit Mme de Fermont d’une voix tremblante.

Une voix ignoble, rauque, enrouée, répondit:

– Ah çà! vous êtes donc sourdes, les voisines? Ohé!… les voisines! Ohé!…

– Que voulez-vous? Monsieur, je ne vous connais pas, dit Mme de Fermont en tâchant de dissimuler l’altération de sa voix.

– Je suis Robin… votre voisin… donnez-moi du feu pour allumer ma pipe… allons, houp! et plus vite que ça!

– Mon Dieu! c’est cet homme boiteux qui est toujours ivre, dit tout bas la mère à sa fille.

– Ah çà!… allez-vous me donner du feu, ou j’enfonce tout… nom d’un tonnerre!

– Monsieur… je n’ai pas de feu…

– Vous devez avoir des allumettes chimiques… tout le monde en a… ouvrez-vous… voyons?

– Monsieur… retirez-vous…

– Vous ne voulez pas ouvrir, une fois… deux fois?…

– Je vous prie de vous retirer ou j’appelle…

– Une fois… deux fois… trois fois… non… vous ne voulez pas? Alors je démolis tout!… Hue! donc.

Et le misérable donna un si furieux coup dans la porte qu’elle céda, la méchante serrure qui la fermait ayant été brisée.

Les deux femmes poussèrent un grand cri d’effroi.

Mme de Fermont, malgré sa faiblesse, se précipita au-devant du bandit au moment où il mettait un pied dans le cabinet et lui barra le passage.

– Monsieur, cela est indigne! Vous n’entrerez pas! s’écria la malheureuse mère en retenant de toutes ses forces la porte entrebâillée. Je vais crier au secours…

Et elle frissonnait à l’aspect de cet homme à figure hideuse et avinée.

– De quoi, de quoi? reprit-il, est-ce que l’on ne s’oblige pas entre voisins? Il fallait m’ouvrir, j’aurais rien enfoncé.

Puis, avec l’obstination stupide de l’ivresse, il ajouta, en chancelant sur ses jambes inégales:

– Je veux entrer, j’entrerai… et je ne sortirai pas que je n’aie allumé ma pipe.

– Je n’ai ni feu ni allumettes. Au nom du ciel, monsieur, retirez-vous.

– C’est pas vrai, vous dites ça pour que je ne voie pas la petite qui est couchée. Hier vous avez bouché les trous de la porte. Elle est gentille, je veux la voir… Prenez garde à vous… je vous casse la figure, si vous ne me laissez pas entrer… je vous dis que je verrai la petite dans son lit et que j’allumerai ma pipe… Ou bien je démolis tout! Et vous avec!…

– Au secours, mon Dieu!… Au secours!… cria Mme de Fermont, qui sentit la porte céder sous un violent coup d’épaule du gros boiteux.