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Par des motifs d’une générosité pareille, Claire, afin de ne pas inquiéter sa mère, tâchait de dissimuler ses souffrances. Ces deux malheureuses créatures, frappées des mêmes chagrins, devaient être encore frappées des mêmes maux.

Il arrive un moment suprême dans l’infortune où l’avenir se montre sous un aspect si effrayant que les caractères les plus énergiques, n’osant l’envisager en face, ferment les yeux et tâchent de se tromper par de folles illusions.

Telle était la position de Mme et de Mlle de Fermont.

Exprimer les tortures de cette femme, pendant les longues heures où elle contemplait ainsi son enfant endormie, songeant au passé, au présent, à l’avenir, serait peindre ce que les augustes et saintes douleurs d’une mère ont de plus poignant, de plus désespéré, de plus insensé; souvenirs enchanteurs, craintes sinistres, prévisions terribles, regrets amers, abattement mortel, élans de fureur impuissante contre l’auteur de tant de maux, supplications vaines, prières violentes, et enfin… enfin… doutes effrayants sur la toute-puissante justice de celui qui reste inexorable à ce cri arraché des entrailles maternelles… à ce cri sacré dont le retentissement doit pourtant arriver jusqu’au ciel: Pitié pour ma fille!

– Comme elle a froid, maintenant! disait la pauvre mère en touchant légèrement de sa main glacée les bras glacés de son enfant, elle a bien froid… Il y a une heure elle était brûlante… c’est la fièvre!… Heureusement elle ne sait pas l’avoir… Mon Dieu, qu’elle a froid!… Cette couverture est si mince aussi… Je mettrais bien mon vieux châle sur le lit… mais si je l’ôte de la porte où je l’ai suspendu… ces hommes ivres viendront encore comme hier regarder au travers des trous qui sont à la serrure ou par les ais disjoints du chambranle…

«Quelle horrible maison, mon Dieu! Si j’avais su comment elle était habitée… avant de payer notre quinzaine d’avance… nous ne serions pas restées ici… mais je ne savais pas… Quand on est sans papiers, on est repoussé des autres maisons garnies. Pouvais-je deviner que j’aurais jamais besoin de passe-port?… Quand je suis partie d’Angers dans ma voiture… parce que je ne croyais pas convenable que ma fille voyageât dans une voiture publique… pouvais-je croire que…

Puis, s’interrompant avec un élan de colère:

– Mais c’est pourtant infâme, cela… parce que ce notaire a voulu me dépouiller, me voici réduite aux plus affreuses extrémités, et contre lui je ne puis rien!… Rien!… Si… Dans le cas où j’aurais de l’argent je pourrais plaider; plaider… pour entendre traîner dans la boue la mémoire de mon bon et noble frère… pour entendre dire que dans sa ruine il a mis fin à ses jours, après avoir dissipé toute ma fortune et celle de ma fille… Plaider… pour entendre dire qu’il nous a réduites à la dernière misère!… Oh! jamais! Jamais!

«Pourtant… si la mémoire de mon frère est sacrée… la vie… l’avenir de ma fille… me sont aussi sacrés… mais je n’ai pas de preuves contre le notaire, moi, et c’est soulever un scandale inutile…

«Ce qui est affreux… affreux, reprit-elle après un moment de silence, c’est que quelquefois, aigrie, irritée par ce sort atroce, j’ose accuser mon frère… donner raison au notaire contre lui… comme si, en ayant deux noms à maudire, ma peine serait soulagée… et puis je m’indigne de mes suppositions injustes, odieuses… contre le meilleur, le plus loyal des frères. Oh! ce notaire, il ne sait pas toutes les effroyables conséquences de son vol… Il a cru ne voler que de l’argent, ce sont deux âmes qu’il torture… deux femmes qu’il fait mourir à petit feu…

«Hélas! oui, je n’ose jamais dire à ma pauvre enfant toutes mes craintes pour ne pas la désoler… mais je souffre… j’ai la fièvre… je ne me soutiens qu’à force d’énergie; je sens en moi les germes d’une maladie… dangereuse peut-être… oui, je la sens venir… elle s’approche… ma poitrine brûle; ma tête se fend… Ces symptômes sont plus graves que je ne veux me l’avouer à moi-même… Mon Dieu… si j’allais tomber… tout à fait malade… si j’allais mourir!…

«Non! Non! s’écria Mme de Fermont avec exaltation, je ne veux pas… je ne veux pas mourir… Laisser Claire… à seize ans… sans ressources, seule, abandonnée au milieu de Paris… est-ce que cela est possible?… Non! je ne suis pas malade, après tout… qu’est-ce que j’éprouve? un peu de chaleur à la poitrine, quelque pesanteur à la tête; c’est la suite du chagrin, des insomnies, du froid, des inquiétudes; tout le monde à ma place ressentirait cet abattement… mais cela n’a rien de sérieux. Allons, allons, pas de faiblesse… mon Dieu! c’est en se laissant aller à des idées pareilles, c’est en s’écoutant ainsi… que l’on tombe réellement malade… et j’en ai bien le loisir, vraiment!… Ne faut-il pas que je m’occupe de trouver de l’ouvrage pour moi et pour Claire, puisque cet homme qui nous donnait des gravures à colorier…

Après un moment de silence, Mme de Fermont ajouta avec indignation:

– Oh! cela est abominable!… Mettre ce travail au prix de la honte de Claire!… Nous retirer impitoyablement ce chétif moyen d’existence, parce que je n’ai pas voulu que ma fille allât travailler seule le soir chez lui!… Peut-être trouverons-nous de l’ouvrage ailleurs, en couture ou en broderie… Mais, quand on ne connaît personne, c’est si difficile!… Dernièrement encore, j’ai tenté en vain… Lorsqu’on est si misérablement logé, on n’inspire aucune confiance, et pourtant la petite somme qui nous reste une fois épuisée, que faire?… Que devenir?… Il ne nous restera plus rien… mais plus rien… sur la terre… mais pas une obole… et j’étais riche pourtant!… Ne songeons pas à cela… ces pensées me donnent le vertige… me rendent folle… Voilà ma faute, c’est de trop m’appesantir sur ces idées, au lieu de tâcher de m’en distraire… C’est cela qui m’aura rendue malade… non, non, je ne suis pas malade… je crois même que j’ai moins de fièvre, ajouta la malheureuse mère en se tâtant le pouls elle-même.

Mais, hélas! les pulsations précipitées, saccadées, irrégulières, qu’elle sentit battre sous sa peau à la fois sèche et froide ne lui laissèrent pas d’illusion.

Après un moment de morne et sombre désespoir, elle dit avec amertume:

– Seigneur, mon Dieu! pourquoi nous accabler ainsi? Quel mal avons-nous jamais fait? Ma fille n’était-elle pas un modèle de candeur et de piété? son père, l’honneur même? N’ai-je pas toujours vaillamment rempli mes devoirs d’épouse et de mère? Pourquoi permettre qu’un misérable fasse de nous ses victimes?… Cette pauvre enfant surtout!… Quand je pense que sans le vol de ce notaire je n’aurais aucune crainte sur le sort de ma fille… Nous serions à cette heure dans notre maison, sans inquiétude pour l’avenir, seulement tristes et malheureuses de la mort de mon pauvre frère; dans deux ou trois ans, j’aurais songé à marier Claire, et j’aurais trouvé un homme digne d’elle, si bonne, si charmante, si belle!… Qui n’eût pas été heureux d’obtenir sa main?… Je voulais d’ailleurs, me réservant une petite pension pour vivre auprès d’elle, lui abandonner en mariage tout ce que je possédais, cent mille écus au moins… car j’aurais pu encore faire quelques économies; et quand une jeune personne aussi jolie, aussi bien élevée que mon enfant chérie, apporte en dot plus de cent mille écus…

Puis, revenant par un douloureux contraste à la triste réalité de sa position, Mme de Fermont s’écria dans une sorte de délire: