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– J’accepte avec joie, avec reconnaissance cette association ténébreuse, monseigneur, dit gaiement Clémence. Et, pour commencer notre roman, je retournerai dès demain chez ces infortunés, auxquels ce matin je n’ai pu malheureusement apporter que quelques paroles de consolation; car, profitant de mon trouble et de mon effroi, un petit garçon boiteux m’a volé la bourse que vous m’aviez remise. Ah! monseigneur, ajouta Clémence, et sa physionomie perdit l’expression de douce gaieté qui l’avait un moment animée, si vous saviez quelle misère!… quel horrible tableau! Non, non… je ne croyais pas qu’il pût exister de telles infortunes!… Et je me plains!… et j’accuse ma destinée!

Rodolphe, ne voulant pas laisser voir à Mme d’Harville combien il était touché de ce retour sur elle-même, qui prouvait la beauté de son âme, reprit gaiement:

– Si vous le permettez, j’excepterai les Morel de notre communauté; vous me laisserez me charger de ces pauvres gens, et vous me promettrez surtout de ne pas retourner dans cette triste maison… car j’y demeure…

– Vous, monseigneur?… Quelle plaisanterie!…

– Rien de plus sérieux… un logement modeste, il est vrai… deux cents francs par an: de plus, six francs pour mon ménage libéralement accordés chaque mois à la portière, Mme Pipelet, cette horrible vieille que vous savez. Ajoutez à cela que j’ai pour voisine la plus jolie grisette du quartier du Temple, Mlle Rigolette; et vous conviendrez que, pour un commis marchand qui gagne dix-huit cents francs (je passe pour un commis), c’est assez sortable.

– Votre présence… si inespérée dans cette fatale maison, me prouve que vous parlez sérieusement, monseigneur… quelque généreuse action vous attire là sans doute. Mais pour quelle bonne œuvre me réservez-vous donc? quel sera le rôle que vous me destinez?

– Celui d’un ange de consolation, et, passez-moi ce vilain mot, d’un démon de finesse et de ruse… car il y a certaines blessures délicates et douloureuses que la main d’une femme peut seule soigner et guérir; il est aussi des infortunes si fières, si ombrageuses, si cachées, qu’il faut une rare pénétration pour les découvrir et un charme irrésistible pour attirer leur confiance.

– Et quand pourrai-je déployer cette pénétration, cette habileté que vous me supposez? demanda impatiemment Mme d’Harville.

– Bientôt, je l’espère, vous aurez à faire une conquête digne de vous; mais il faudra employer vos ressources les plus machiavéliques.

– Et quel jour, monseigneur, me confierez-vous ce grand secret?

– Voyez… nous voilà déjà au rendez-vous… Pouvez-vous me faire la grâce de me recevoir dans quatre jours?

– Si tard!… dit naïvement Clémence.

– Et le mystère? Et les convenances? Jugez donc! si l’on nous croyait complices, on se défierait de nous; mais j’aurai peut-être à vous écrire. Quelle est cette femme âgée qui m’a apporté ce soir votre lettre?

– Une ancienne femme de chambre de ma mère: la sûreté, la discrétion même.

– C’est donc à elle que j’adresserai mes lettres, elle vous les remettra. Si vous avez la bonté de me répondre, écrivez: «À M. Rodolphe, rue Plumet». Votre femme de chambre mettra vos lettres à la poste.

– Je les mettrai moi-même, monseigneur, en faisant comme d’habitude ma promenade à pied…

– Vous sortez souvent seule et à pied?

– Quand il fait beau, presque chaque jour.

– À merveille! C’est une habitude que toutes les femmes devraient prendre dès les premiers mois de leur mariage… Dans de bonnes… ou de mauvaises prévisions l’usage existe… C’est un précédent, comme disent les procureurs; et plus tard ces promenades habituelles ne donnent jamais lieu à des interprétations dangereuses… Si j’avais été femme (et, entre nous, j’aurais été, je le crains, à la fois très-charitable et très-légère), le lendemain de mon mariage, j’aurais pris le plus innocemment du monde les allures les plus mystérieuses… Je me serais ingénument enveloppée des apparences les plus compromettantes… toujours pour établir ce précédent que j’ai dit, afin de pouvoir un jour rendre visite à mes pauvres… ou à mon amant.

– Mais voilà qui est une affreuse perfidie, monseigneur! dit en souriant Mme d’Harville.

– Heureusement pour vous, madame, vous n’avez jamais été à même de comprendre la sagesse et l’humilité de ces prévoyances-là…

Mme d’Harville ne sourit plus; elle baissa les yeux, rougit et dit tristement:

– Vous n’êtes pas généreux, monseigneur!…

D’abord Rodolphe regarda la marquise avec étonnement, puis reprit:

– Je vous comprends, madame… Mais, une fois pour toutes, posons bien nettement votre position à l’égard de M. Charles Robert. Un jour, une femme de vos amies vous montre un de ces mendiants piteux qui roulent des yeux languissants et jouent de la clarinette d’un ton désespéré pour apitoyer les passants. «C’est un bon pauvre, vous dit votre amie, il a au moins sept enfants et une femme aveugle, sourde, muette, etc., etc. – Ah! le malheureux!» dites-vous en lui faisant charitablement l’aumône; et chaque fois que vous rencontrez le mendiant, du plus loin qu’il vous aperçoit ses yeux implorent, sa clarinette rend des sons lamentables, et votre aumône tombe dans son bissac. Un jour, de plus en plus apitoyée sur ce bon pauvre par votre amie, qui méchamment abusait de votre cœur, vous vous résignez à aller charitablement visiter votre infortuné au milieu de ses misères… Vous arrivez: hélas! plus de clarinette mélancolique, plus de regard piteux et implorant, mais un drôle alerte, jovial et dispos, qui entonne une chanson de cabaret… Aussitôt le mépris succède à la pitié… car vous avez pris un mauvais pauvre pour un bon pauvre, rien de plus, rien de moins. Est-ce vrai?…

Mme d’Harville ne put s’empêcher de sourire de ce singulier apologue et répondit à Rodolphe:

– Si acceptable que soit cette justification, monseigneur, elle me semble trop facile.

– Ce n’est pourtant, après tout, qu’une noble et généreuse imprudence que vous avez commise… Il vous reste trop de moyens de la réparer pour la regretter… Mais ne verrai-je pas ce soir M. d’Harville?

– Non, monseigneur… la scène de ce matin l’a si fort affecté qu’il est… souffrant, dit la marquise à voix basse.

– Ah! je comprends…, répondit tristement Rodolphe. Allons, du courage! Il manquait un but à votre envie, une distraction à vos chagrins, comme vous disiez… Laissez-moi croire que vous trouverez cette distraction dans l’avenir dont je vous ai parlé… Alors votre âme sera si remplie de douces consolations que votre ressentiment contre votre mari n’y trouvera peut-être plus de place. Vous éprouverez pour lui quelque chose de l’intérêt que vous portez à votre pauvre enfant… Et quant à ce petit ange, maintenant que je sais la cause de son état maladif, j’oserai presque vous dire d’espérer un peu…