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– Comment?

– Je craignais d’accuser un innocent, de trop écouter l’amertume de mes regrets. Mais je vais tout vous dire, monseigneur. La maladie de ma mère durait depuis cinq jours; je l’avais toujours veillée. Un soir j’allai respirer l’air du jardin sur la terrasse de notre maison. Au bout d’un quart d’heure, je rentrai par un long corridor obscur. À la faible clarté d’une lumière qui s’échappait de la porte de l’appartement de Mme Roland, je vis sortir M. Polidori. Cette femme l’accompagnait. J’étais dans l’ombre; ils ne m’apercevaient pas. Mme Roland lui dit à voix très-basse quelques paroles que je ne pus entendre. Le médecin répondit d’un ton plus haut ces seuls mots: «Après-demain.» Et comme Mme Roland lui parlait encore à voix basse, il reprit avec un accent singulier: «Après-demain, vous dis-je, après-demain…»

– Que signifiaient ces paroles?

– Ce que cela signifiait, monseigneur? Le mercredi soir, M. Polidori disait: Après-demain… Le vendredi… ma mère était morte!…

– Oh! c’est affreux!…

– Lorsque je pus réfléchir et me souvenir, ce mot «après-demain», qui semblait avoir prédit l’époque de la mort de ma mère, me revint à la pensée; je crus que M. Polidori, instruit par la science du peu de temps que ma mère avait encore à vivre, s’était hâté d’en aller instruire Mme Roland… Mme Roland, qui avait tant de raisons de se réjouir de cette mort. Cela seul m’avait fait prendre cet homme et cet femme en horreur… Mais jamais je n’aurais osé supposer… Oh! non, non, encore à cette heure, je ne puis croire à un pareil crime!

– Polidori est le seul médecin qui ait donné ses soins à votre malheureuse mère?

– La veille du jour où je l’ai perdue, cet homme avait amené en consultation un de ses confrères. Selon ce que m’apprit ensuite mon père, ce médecin avait trouvé ma mère dans un état très-dangereux… Après ce funeste événement, on me conduisit chez une de nos parentes. Elle avait tendrement aimé ma mère. Oubliant la réserve que mon âge lui commandait, cette parente m’apprit sans ménagement combien j’avais de raisons de haïr Mme Roland. Elle m’éclaira sur les ambitieuses espérances que cette femme devait dès lors concevoir.

«Cette révélation m’accabla; je compris enfin tout ce que ma mère avait dû souffrir. Lorsque je revis mon père, mon cœur se brisa: il venait me chercher pour m’emmener en Normandie; nous devions y passer les premiers temps de notre deuil. Pendant la route, il pleura beaucoup et me dit qu’il n’avait que moi pour l’aider à supporter ce coup affreux. Je lui répondis avec expansion qu’il ne me restait non plus que lui depuis la perte de la plus adorée des mères. Après quelques mots sur l’embarras où il se trouverait s’il était forcé de me laisser seule pendant les absences que ses affaires le forçaient de faire de temps à autre, il m’apprit sans transition, et comme la chose la plus naturelle du monde, que, par bonheur pour lui et pour moi, Mme Roland consentait à prendre la direction de sa maison et à me servir de guide et d’amie.

«L’étonnement, la douleur, l’indignation me rendirent muette; je pleurai en silence. Mon père me demanda la cause de mes larmes; je m’écriai, avec trop d’amertume sans doute, que jamais je n’habiterais la même maison que Mme Roland; car je méprisais cette femme autant que je la haïssais à cause des chagrins qu’elle avait causés à ma mère. Il resta calme, combattit ce qu’il appelait mon enfantillage et me dit froidement que sa résolution était inébranlable, et que je m’y soumettrais.

«Je le suppliai de me permettre de me retirer au Sacré-Cœur, où j’avais quelques amies: j’y resterais jusqu’au moment où il jugerait à propos de me marier. Il me fit observer que le temps était passé où l’on se mariait à la grille d’un couvent; que mon empressement à le quitter lui serait très-sensible, s’il ne voyait dans mes paroles une exaltation excusable, mais peu sensée, qui se calmerait nécessairement; puis il m’embrassa au front en m’appelant mauvaise tête.

«Hélas! en effet, il fallait me soumettre. Jugez, monseigneur, de ma douleur! Vivre de la vie de chaque jour avec une femme à qui je reprochais presque la mort de ma mère… Je prévoyais les scènes les plus cruelles entre mon père et moi, aucune considération ne pouvant m’empêcher de témoigner mon aversion pour Mme Roland. Il me semblait qu’ainsi je vengerais ma mère, tandis que la moindre parole d’affection dite à cette femme m’eût paru une lâcheté sacrilège.

– Mon Dieu, que cette existence dut vous être pénible… que j’étais loin de penser que vous eussiez déjà tant souffert lorsque j’avais le plaisir de vous voir davantage! Jamais un mot de vous ne m’avait fait soupçonner…

– C’est qu’alors, monseigneur, je n’avais pas à m’excuser à vos yeux d’une faiblesse impardonnable… Si je vous parle si longuement de cette époque de ma vie, c’est pour vous faire comprendre dans quelle position j’étais lorsque je me suis mariée… et pourquoi, malgré un avertissement qui aurait dû m’éclairer, j’ai épousé M. d’Harville.

«En arrivant aux Aubiers (c’est le nom de la terre de mon père), la première personne qui vint à notre rencontre fut Mme Roland. Elle avait été s’établir dans cette terre le jour de la mort de ma mère. Malgré son air humble et doucereux, elle laissait déjà percer une joie triomphante mal dissimulée. Je n’oublierai jamais le regard à la fois ironique et méchant qu’elle me jeta lors de mon arrivée; elle semblait me dire: «Je suis ici chez moi, c’est vous qui êtes l’étrangère.» Un nouveau chagrin m’était réservé: soit manque de tact impardonnable, soit impudence éhontée, cette femme occupait l’appartement de ma mère. Dans mon indignation, je me plaignis à mon père d’une pareille inconvenance; il me répondit sévèrement que cela devait d’autant moins m’étonner qu’il fallait m’habituer à considérer et à respecter Mme Roland comme une seconde mère. Je lui dis que ce serait profaner ce nom sacré, et à son grand courroux je ne manquai aucune occasion de témoigner mon aversion à Mme Roland; plusieurs fois il s’emporta et me réprimanda durement devant cette femme. Il me reprochait mon ingratitude, ma froideur envers l’ange de consolation que la Providence nous avait envoyé. «Je vous en prie, mon père, parlez pour vous», lui dis-je un jour. Il me traita cruellement. Mme Roland, de sa voix mielleuse, intercéda pour moi avec une profonde hypocrisie. «Soyez indulgent pour Clémence, disait-elle: les regrets que lui inspire l’excellente personne que nous pleurons tous sont si naturels, si louables, qu’il faut avoir égard à sa douleur, et la plaindre même dans ses emportements. – Eh bien! me disait mon père en me montrant Mme Roland avec admiration, vous l’entendez! Est-elle assez bonne, assez généreuse? C’est en vous jetant dans ses bras que vous devriez lui répondre. – Cela est inutile, mon père; madame me hait… et je la hais. – Ah! Clémence! vous me faites bien du mal, mais je vous pardonne, ajouta Mme Roland en levant les yeux au ciel. – Mon amie! ma noble amie! s’écria mon père d’une voix émue, calmez-vous, je vous en conjure: par égard pour moi, ayez pitié d’une folle assez à plaindre pour vous méconnaître ainsi! Puis, me lançant des regards irrités: – Tremblez, s’écria-t-il, si vous osez encore outrager l’âme la plus belle qu’il y ait au monde; faites-lui à l’instant vos excuses. – Ma mère me voit et m’entend… elle ne me pardonnerait pas cette lâcheté», dis-je à mon père; et je sortis, le laissant occupé de consoler Mme Roland et d’essuyer ses larmes menteuses… Pardon, monseigneur, de m’appesantir sur ces puérilités, mais elles peuvent seules vous donner une idée de la vie que je menais alors.