– Voyons, messieurs, reprit l'inconnu en portant la main à son aumônière, qui regorgeait, comme nous l'avons dit, estimez, mais estimez vite; vous allez être payés en traites sur vous-mêmes, j'espère que vous les trouverez bonnes.
– Monseigneur, dit le bourgmestre, après un instant de délibération avec les quarteniers, les dizainiers et les centeniers, nous sommes des commerçants et non des seigneurs; il faut donc nous pardonner certaines hésitations, car notre âme, voyez-vous, n'est point en notre corps, mais en nos comptoirs. Cependant, il est certaines circonstances où, pour le bien général, nous savons faire des sacrifices. Disposez donc de nos barrages comme vous l'entendrez.
– Ma foi, monseigneur, dit le Taciturne, c'est affaire à vous. Il m'eût fallu six mois à moi pour obtenir ce que vous venez d'enlever en dix minutes.
– Je dispose donc de votre barrage, messieurs; mais voici de quelle façon j'en dispose:
Les Français, la galère amirale en tête, vont essayer de forcer le passage. Je double les chaînes du barrage, en leur laissant assez de longueur pour que la flotte se trouve engagée au milieu de vos barques et de vos vaisseaux. Alors, de vos barques et de vos vaisseaux, les vingt braves que j'y ai laissés jettent des grappins, et, les grappins jetés, ils fuient dans une barque après avoir mis le feu à votre barrage chargé de matières inflammables.
– Et, vous l'entendez, s'écria le Taciturne, la flotte française brûle tout entière.
– Oui, tout entière, dit l'inconnu; alors, plus de retraite par mer, plus de retraite à travers les polders, car vous lâchez les écluses de Malines, de Berchem, de Lier, de Duffel et d'Anvers. Repoussés d'abord par vous, poursuivis par vos digues rompues, enveloppés de tous les côtés par cette marée inattendue et toujours montante, par cette mer qui n'aura qu'un flux et pas de reflux, les Français seront tous noyés, abîmés, anéantis.
Les officiers poussèrent un cri de joie.
– Il n'y a qu'un inconvénient, dit le prince.
– Lequel, monseigneur? demanda l'inconnu.
– C'est qu'il faudrait toute une journée pour expédier les ordres différents aux différentes villes, et que nous n'avons qu'une heure.
– Une heure suffit, répondit celui qu'on appelait monseigneur.
– Mais qui préviendra la flottille?
– Elle est prévenue.
– Par qui?
– Par moi. Si ces messieurs avaient refusé de me la donner, je la leur achetais.
– Mais Malines, Lier, Duffel?
– Je suis passé par Malines et par Lier, et j'ai envoyé un agent sûr à Duffel. À onze heures les Français seront battus, à minuit la flotte sera brûlée, à une heure les Français seront en pleine retraite, à deux heures Malines rompra ses digues, Lier ouvrira ses écluses, Duffel lancera ses canaux hors de leur lit: alors toute la plaine deviendra un océan furieux qui noiera maisons, champs, bois, villages, c'est vrai; mais qui, en même temps, je vous le répète, noiera les Français, et cela de telle façon, qu'il n'en rentrera pas un seul en France.
Un silence d'admiration et presque d'effroi accueillit ces paroles; puis, tout à coup, les Flamands éclatèrent en applaudissements.
Le prince d'Orange fit deux pas vers l'inconnu et lui tendit la main.
– Ainsi donc, monseigneur, dit-il, tout est prêt de notre côté?
– Tout, répondit l'inconnu. Et tenez, je crois que du côté des Français tout est prêt aussi.
Et du doigt il montrait un officier qui soulevait la portière.
– Messeigneurs et messieurs, dit l'officier, nous recevons l'avis que les Français sont en marche et s'avancent vers la ville.
– Aux armes! cria le bourgmestre.
– Aux armes! répétèrent les assistants.
– Un instant, messieurs, interrompit l'inconnu de sa voix mâle et impérieuse; vous oubliez de me laisser vous faire une dernière recommandation plus importante que toutes les autres.
– Faites! faites! s'écrièrent toutes les voix.
– Les Français vont être surpris, donc ce ne sera pas même un combat, pas même une retraite, mais une fuite: pour les poursuivre, il faut être légers. Cuirasses bas, morbleu! Ce sont vos cuirasses dans lesquelles vous ne pouvez remuer, qui vous ont fait perdre toutes les batailles que vous avez perdues. Cuirasses bas! messieurs, cuirasses bas!
Et l'inconnu montra sa large poitrine protégée seulement par un buffle.
– Nous nous retrouverons aux coups, messieurs les capitaines, continua l'inconnu; en attendant, allez sur la place de l'Hôtel-de-Ville, où vous trouverez tous vos hommes en bataille. Nous vous y rejoignons.
– Merci, monseigneur, dit le prince à l'inconnu, vous venez de sauver à la fois la Belgique et la Hollande.
– Prince, vous me comblez, répondit celui-ci.
– Est-ce que Votre Altesse consentira à tirer l'épée contre les Français? demanda le prince.
– Je m'arrangerai de manière à combattre en face des huguenots, répondit l'inconnu en s'inclinant avec un sourire que lui eût envié son sombre compagnon, et que Dieu seul comprit.
LXVI Français et Flamands
Au moment où tout le conseil sortait de l'Hôtel-de-Ville, et où les officiers allaient se mettre à la tête de leurs hommes et exécuter les ordres du chef inconnu qui semblait envoyé aux Flamands par la Providence elle-même, une longue rumeur circulaire qui semblait envelopper toute la ville, retentit et se résuma dans un grand cri.
En même temps l'artillerie tonna.
Cette artillerie vint surprendre les Français au milieu de leur marche nocturne, et lorsqu'ils croyaient surprendre eux-mêmes la ville endormie. Mais au lieu de ralentir leur marche, elle la hâta.
Si l'on ne pouvait prendre la ville par surprise à l'échelade, comme on disait en ce temps-là, on pouvait, comme nous avons vu le roi de Navarre le faire à Cahors, on pouvait combler le fossé avec des fascines et faire sauter les portes avec des pétards.
Le canon des remparts continua donc de tirer; mais dans la nuit son effet était presque nul; après avoir répondu par des cris aux cris de leurs adversaires, les Français s'avancèrent en silence vers le rempart avec cette fougueuse intrépidité qui leur est habituelle dans l'attaque.
Mais tout à coup, portes et poternes s'ouvrent, et de tous côtés s'élancent des gens armés; seulement, ce n'est point l'ardente impétuosité des Français qui les anime, c'est une sorte d'ivresse pesante qui n'empêche pas le mouvement du guerrier, mais qui rend le guerrier massif comme une muraille roulante. C'étaient les Flamands qui s'avançaient en bataillons serrés, en groupes compactes au-dessus desquels continuait à tonner une artillerie plus bruyante que formidable.