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Henri avait écouté avec la plus grande attention, mais il était évident que c'était bien plutôt la voix qu'il écoutait que la parole.

– Et c'est aussi l'avis de votre compagnon? dit Henri, lorsque l'officier de marine eut cessé de parler.

Et il regardait ce compagnon, qui tenait son chapeau rabattu sur ses yeux et qui s'obstinait à ne pas souffler mot, avec une attention si profonde, que plusieurs des convives commencèrent à le regarder aussi.

Celui-ci, forcé de répondre à la question du comte, articula d'une façon presque inintelligible ces deux mots:

– Oui, comte.

À ces deux mots, le jeune homme tressaillit.

Alors, se levant, il marcha droit au bas bout de la table, tandis que les assistants suivaient avec une attention singulière les mouvements de Henri et la manifestation bien visible de son étonnement.

Henri s'arrêta près des deux officiers.

– Monsieur, dit-il à celui qui avait parlé le premier, faites-moi une grâce.

– Laquelle, monsieur le comte.

– Assurez-moi que vous n'êtes pas le frère de M. Aurilly, ou peut-être M. Aurilly lui-même.

– Aurilly! s'écrièrent tous les assistants.

– Et que votre compagnon, continua Henri, veuille bien relever un peu le chapeau qui lui couvre le visage, sans quoi je l'appellerai monseigneur, et je m'inclinerai devant lui.

Et en même temps, son chapeau à la main, Henri s'inclina respectueusement devant l'inconnu.

Celui-ci leva la tête.

– Monseigneur le duc d'Anjou! s'écrièrent les officiers.

– Le duc vivant!

– Ma foi, messieurs, dit l'officier, puisque vous voulez bien reconnaître votre prince vaincu et fugitif, je ne résisterai pas plus longtemps à cette manifestation dont je vous suis reconnaissant; vous ne vous trompiez pas, messieurs, je suis bien le duc d'Anjou.

– Vive monseigneur! s'écrièrent les officiers.

LXXIV Paul-Émile

Toutes ces acclamations, bien que sincères, effarouchèrent le prince.

– Oh! silence, silence, messieurs, dit-il, ne soyez pas plus contents que moi, je vous prie, du bonheur qui m'arrive. Je suis enchanté de n'être pas mort, je vous prie de le croire, et cependant, si vous ne m'eussiez point reconnu, je ne me fusse pas le premier vanté d'être vivant.

– Quoi! monseigneur, dit Henri, vous m'aviez reconnu, vous vous retrouviez au milieu d'une troupe de Français, vous nous voyiez désespérés de votre perte, et vous nous laissiez dans cette douleur de vous avoir perdu!

– Messieurs, répondit le prince, outre une foule de raisons qui me faisaient désirer de garder l'incognito, j'avoue, puisqu'on me croyait mort, que je n'eusse point été fâché de cette occasion, qui ne se représentera probablement pas de mon vivant, de savoir un peu quelle oraison funèbre on prononcera sur ma tombe.

– Monseigneur, monseigneur!

– Non, vraiment, reprit le duc, je suis un homme comme Alexandre de Macédoine, moi; je fais la guerre avec art et j'y mets de l'amour-propre comme tous les artistes. Eh bien! sans vanité, j'ai, je crois, fait une faute.

– Monseigneur, dit Henri en baissant les yeux, ne dites point de pareilles choses, je vous prie.

– Pourquoi pas? Il n'y a que le pape qui soit infaillible, et depuis Boniface VIII, cette infaillibilité est fort discutée.

– Voyez à quelle chose vous nous exposiez, monseigneur, si quelqu'un de nous se fût permis de donner son avis sur cette expédition, et que cet avis eût été un blâme.

– Eh bien! pourquoi pas? Croyez-vous que je ne me sois point déjà fort blâmé moi-même; non pas d'avoir livré la bataille, mais de l'avoir perdue?

– Monseigneur, cette bonté nous effraie, et que Votre Altesse me permette de le lui dire, cette gaîté n'est point naturelle. Que Votre Altesse ait la bonté de nous rassurer, en nous disant qu'elle ne souffre point.

Un nuage terrible passa sur le front du prince, et couvrit ce front, déjà si fatal, d'un crêpe sinistre.

– Non pas, dit-il, non pas. Je ne fus jamais mieux portant, Dieu merci! qu'à cette heure, et je me sens à merveille au milieu de vous.

Les officiers s'inclinèrent.

– Combien d'hommes sous vos ordres, du Bouchage?

– Cent cinquante, monseigneur.

– Ah! ah! cent cinquante sur douze mille, c'est la proportion du désastre de Cannes. Messieurs, on enverra un boisseau de vos bagues à Anvers, mais je doute que les beautés flamandes puissent s'en servir, à moins de se faire effiler les doigts avec les couteaux de leurs maris: ils coupaient bien, ces couteaux!

– Monseigneur, reprit Joyeuse, si notre bataille est une bataille de Cannes, nous sommes plus heureux que les Romains, car nous avons conservé notre Paul-Émile.

– Sur mon âme, messieurs, reprit le duc, le Paul-Émile d'Anvers, c'est Joyeuse, et, sans doute, pour pousser la ressemblance jusqu'au bout avec son héroïque modèle, ton frère est mort, n'est-ce pas, du Bouchage?

Henri se sentit le cœur déchiré par cette froide question.

– Non, monseigneur, répondit-il, il vit.

– Ah! tant mieux, dit le duc avec un sourire glacé; quoi! notre brave Joyeuse a survécu. Où est-il que je l'embrasse?

– Il n'est point ici, monseigneur.

– Ah! oui, blessé.

– Non, monseigneur, sain et sauf.

– Mais fugitif comme moi, errant, affamé, honteux et pauvre guerrier, hélas! Le proverbe a bien raison: Pour la gloire l'épée, après l'épée le sang, après le sang les larmes.

– Monseigneur, j'ignorais le proverbe, et je suis heureux, malgré le proverbe, d'apprendre à Votre Altesse que mon frère a eu le bonheur de sauver trois mille hommes, avec lesquels il occupe un gros bourg à sept lieues d'ici, et, tel que me voit Son Altesse, je marche comme éclaireur de son armée.

Le duc pâlit.

– Trois mille hommes! dit-il, et c'est Joyeuse qui a sauvé ces trois mille hommes? Sais-tu que c'est un Xénophon, ton frère; il est pardieu fort heureux que mon frère, à moi, m'ait envoyé le tien, sans quoi je revenais tout seul en France. Vive Joyeuse, pardieu! foin de la maison de Valois; ce n'est pas elle, ma foi, qui peut prendre pour sa devise: Hilariter.

– Monseigneur, oh! monseigneur! murmura du Bouchage suffoqué de douleur, en voyant que cette hilarité du prince cachait une sombre et douloureuse jalousie.