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Lui Chicot, si peu ce qu'il paraissait être, savait naturellement deviner chez les autres le fond sous l'enveloppe. Henri de Navarre, pour Chicot, n'était donc pas encore une énigme devinée, mais c'était une énigme.

Savoir que Henri de Navarre était une énigme et non pas un fait pur et simple, c'était déjà beaucoup savoir. Chicot en savait donc plus que tout le monde, en sachant, comme ce vieux sage de la Grèce, qu'il ne savait rien.

Là où tout le monde se fût avancé le front haut, la parole libre, le cœur sur les lèvres, Chicot sentait donc qu'il fallait aller le cœur serré, la parole composée, le front grimé comme celui d'un acteur.

Cette nécessité de dissimulation lui fut inspirée, d'abord par sa pénétration naturelle, ensuite par l'aspect des lieux qu'il parcourait.

Une fois dans la limite de cette petite principauté de Navarre, pays dont la pauvreté était proverbiale en France, Chicot, à son grand étonnement, cessa de voir imprimée sur chaque visage, sur chaque maison, sur chaque pierre, la dent de cette misère hideuse qui rongeait les plus belles provinces de cette superbe France qu'il venait de quitter.

Le bûcheron qui passait le bras appuyé au joug de son bœuf favori; la fille au jupon court et à la démarche alerte, qui portait l'eau sur sa tête à la façon des choéphores antiques; le vieillard qui chantonnait une chanson de sa jeunesse en branlant sa tête blanchie; l'oiseau familier qui jacassait dans sa cage en picotant la mangeoire pleine; l'enfant bruni, aux membres maigres, mais nerveux, qui jouait sur les tas de feuilles de maïs; tout parlait à Chicot une langue vivante, claire, intelligible; tout lui criait, à chaque pas qu'il faisait en avant:

– Vois! on est heureux ici!

Parfois, au bruit des roues criant dans les chemins creux, Chicot éprouvait des terreurs subites. Il se rappelait les lourdes artilleries qui défonçaient les chemins de la France. Mais au détour du chemin, le chariot du vendangeur lui apparaissait chargé de tonnes pleines et d'enfants à la face rougie. Lorsque de loin un canon d'arquebuse lui faisait ouvrir l'œil, derrière une haie de figuiers ou de pampres, Chicot songeait aux trois embuscades qu'il avait si heureusement franchies. Ce n'était pourtant qu'un chasseur suivi de ses grands chiens, traversant la plaine giboyeuse en bartavelles et en coqs de bruyère.

Quoiqu'on fût avancé dans la saison et que Chicot eût laissé Paris plein de brume et de frimas, il faisait beau, il faisait chaud. Les grands arbres qui n'avaient point encore perdu leurs feuilles, que, dans le Midi, ils ne perdent jamais entièrement, les grands arbres versaient du haut de leurs dômes rougissants une ombre bleue sur la terre crayeuse. Les horizons fins, purs et dégradés de nuances, miroitaient dans les rayons du soleil, tout diaprés de villages aux blanches maisons.

Le paysan béarnais, au béret incliné sur l'oreille, piquait dans les prairies ces petits chevaux de trois écus qui bondissent infatigables sur leurs jarrets d'acier, font vingt lieues d'une traite et, jamais étrillés, jamais couverts, se secouent en arrivant au but, et vont brouter dans la première touffe de bruyère venue, leur unique, leur suffisant repas.

– Ventre de biche! disait Chicot, je n'ai jamais vu la Gascogne si riche. Le Béarnais vit comme un coq en pâte.

Puisqu'il est si heureux, il y a toute raison de croire, comme le dit son frère le roi de France, qu'il est… bon; mais il ne l'avouera peut-être pas, lui. En vérité, quoique traduite en latin, la lettre me gêne encore; j'ai presque envie de la retraduire en grec.

Mais, bah! je n'ai jamais entendu dire que Henriot, comme l'appelait son frère Charles IX, sût le latin. Je lui ferai de ma traduction latine une traduction française expurgata, comme on dit à la Sorbonne.

Et Chicot, tout en faisant ces réflexions tout bas, s'informait tout haut où était le roi.

Le roi était à Nérac. D'abord on l'avait cru à Pau, ce qui avait engagé notre messager à pousser jusqu'à Mont-de-Marsan; mais, arrivé là, la topographie de la cour avait été rectifiée, et Chicot avait pris à gauche pour rejoindre la route de Nérac, qu'il trouva pleine de gens revenant du marché de Condom.

On lui apprit, – Chicot, on se le rappelle, fort circonspect quand il s'agissait de répondre aux questions des autres, Chicot était fort questionneur, – on lui apprit, disons-nous, que le roi de Navarre menait fort joyeuse vie, et qu'il ne se reposait point dans ses perpétuelles transitions d'un amour à l'autre.

Chicot avait fait, par les chemins, l'heureuse rencontre d'un jeune prêtre catholique, d'un marchand de moutons et d'un officier, qui se tenaient fort bonne compagnie depuis Mont-de-Marsan, et devisaient avec force bombances, partout où l'on s'arrêtait.

Ces gens lui parurent, par cette association toute de hasard, représenter merveilleusement la Navarre, éclairée, commerçante et militante. Le clerc lui récita les sonnets que l'on faisait sur les amours du roi et de la belle Fosseuse, fille de René de Montmorency, baron de Fosseux.

– Voyons, voyons, dit Chicot, il faudrait pourtant nous entendre: on croit à Paris que Sa Majesté le roi de Navarre est folle de mademoiselle Le Rebours. – Oh! dit l'officier, c'était à Pau, cela.

– Oui, oui, reprit le clerc, c'était à Pau.

– Ah! c'était à Pau? reprit le marchand qui, en sa qualité de simple bourgeois, paraissait le moins bien informé des trois.

– Comment! demanda Chicot, le roi a donc une maîtresse par ville?

– Mais cela se pourrait bien, reprit l'officier, car, à ma connaissance, il était l'amant de mademoiselle Dayelle, tandis que j'étais en garnison à Castelnaudary.

– Attendez donc, attendez donc, fit Chicot: mademoiselle Dayelle, une Grecque?

– C'est cela, dit le clerc, une Cypriote.

– Pardon, pardon, dit le marchand enchanté de placer son mot, c'est que je suis d'Agen, moi!

– Eh bien?

– Eh bien! je puis répondre que le roi a connu mademoiselle de Tignonville à Agen.

– Ventre de biche! fit Chicot, quel vert galant! Mais, pour en revenir à mademoiselle Dayelle, j'ai connu la famille…

– Mademoiselle Dayelle était jalouse et menaçait sans cesse; elle avait un joli petit poignard recourbé qu'elle posait sur sa table à ouvrage, et, un jour, le roi est parti, emportant le poignard, et disant qu'il ne voulait point qu'il arrivât malheur à celui qui lui succéderait.

– De sorte qu'à cette heure Sa Majesté est tout entière à mademoiselle Le Rebours? demanda Chicot.

– Au contraire, au contraire, fit le prêtre, ils sont brouillés; mademoiselle Le Rebours était fille de président et, comme telle, un peu trop forte en procédure. Elle a tant plaidé contre la reine, grâce aux insinuations de la reine-mère, que la pauvre fille en est tombée malade. Alors la reine Margot, qui n'est pas sotte, a pris ses avantages et elle a décidé le roi à quitter Pau pour Nérac, de sorte que voilà un amour coupé.