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– Ne m'étouffez pas, et causons.

XXI Les convives

Gorenflot ne fut pas long à donner ses ordres.

Si le digne prieur était bien sur la ligne ascendante, comme il le prétendait, c'était surtout en ce qui concernait les détails d'un repas et les progrès de la science culinaire.

Dom Modeste manda frère Eusèbe, qui comparut, non pas devant son chef, mais devant son juge. À la manière dont il avait été requis, il avait au reste deviné qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire à son endroit chez le révérend prieur.

– Frère Eusèbe, dit Gorenflot d'une voix sévère, écoutez ce que va vous dire M. Robert Briquet, mon ami. Vous vous négligez, à ce qu'il paraît. J'ai ouï parler d'incorrections graves dans votre dernière bisque, et d'une fatale négligence à propos du croquant de vos oreilles. Prenez garde, frère Eusèbe, prenez garde, un seul pas fait dans la mauvaise voie entraîne tout le corps.

Le moine rougit et pâlit tour à tour, et balbutia une excuse qui ne fut point admise.

– Assez, dit Gorenflot.

Frère Eusèbe se tut.

– Qu'avez-vous aujourd'hui pour déjeuner? demanda le révérend prieur.

– J'aurai des œufs brouillés aux crêtes de coq.

– Après?

– Des champignons farcis.

– Après?

– Des écrevisses au vin de Madère.

– Menu pied que tout cela, menu pied; quelque chose qui fasse un fond, voyons, dites vite.

– J'aurai en outre un jambon aux pistaches.

– Peuh! fit Chicot.

– Pardon, interrompit timidement Eusèbe; il est cuit dans du vin de Xérès sec. Je l'ai piqué d'un bœuf attendri dans une marinade d'huile d'Aix, ce qui fait qu'avec le gras du bœuf on mange le maigre du jambon, et avec le gras du jambon le maigre du bœuf.

Gorenflot hasarda vers Chicot un regard accompagné d'un geste d'approbation.

– Bien cela, n'est-ce pas, dit-il, monsieur Robert?

Chicot fit un geste de demi-satisfaction.

– Et après, demanda Gorenflot, qu'avez-vous encore?

– On peut vous accommoder une anguille à la minute.

– Foin de l'anguille, dit Chicot.

– Je crois, monsieur Briquet, reprit Eusèbe en s'enhardissant peu à peu, je crois que vous pouvez goûter de mes anguilles sans trop vous en repentir.

– Qu'ont-elles donc de rare, vos anguilles?

– Je les nourris d'une façon particulière.

– Oh! oh!

– Oui, ajouta Gorenflot, il paraît que les Romains ou les Grecs, je ne sais plus trop, un peuple d'Italie enfin, nourrissaient des lamproies comme fait Eusèbe. Il a lu cela dans un auteur ancien nommé Suétone, lequel a écrit sur la cuisine.

– Comment! frère Eusèbe, s'écria Chicot, vous donnez des hommes à manger à vos anguilles?

– Non, monsieur, je hache menu les intestins et les foies des volailles et du gibier, j'y ajoute un peu de viande de porc, je fais de tout cela une espèce de chair à saucisse que je jette à mes anguilles, qui, dans l'eau douce et renouvelée sur un gravier fin, deviennent grasses en un mois, et, tout en engraissant, allongent considérablement. Celle que j'offrirai au seigneur prieur aujourd'hui, par exemple, pèse neuf livres.

– C'est un serpent alors, dit Chicot.

– Elle avalait d'une bouchée un poulet de six jours.

– Et comment l'avez-vous accommodée? demanda Chicot.

– Oui, comment l'avez-vous accommodée? répéta le prieur.

– Dépouillée, rissolée, passée au beurre d'anchois, roulée dans une fine chapelure, puis remise sur le gril, pendant dix secondes; après quoi j'aurai l'honneur de vous la servir baignant dans une sauce épicée de piment et d'ail.

– Mais la sauce?

– Oui, la sauce elle-même?

– Simple sauce d'huile d'Aix, battue avec des citrons et de la moutarde.

– Parfait, dit Chicot.

Frère Eusèbe respira.

– Maintenant il manque les confiseries, fit observer judicieusement Gorenflot.

– J'inventerai quelque mets capable d'agréer au seigneur prieur.

– C'est bien, je m'en rapporte à vous, dit Gorenflot; montrez-vous digne de ma confiance.

Eusèbe salua.

– Je puis donc me retirer? demanda-t-il.

Le prieur consulta Chicot.

– Qu'il se retire, dit Chicot.

– Retirez-vous et envoyez-moi le frère sommelier.

Eusèbe salua et sortit.

Le frère sommelier succéda au frère Eusèbe et reçut des ordres non moins précis et non moins détaillés.

Dix minutes après, devant la table couverte d'une fine nappe de lin, les deux convives, ensevelis dans deux larges fauteuils tout garnis de coussins, s'opposaient l'un à l'autre, fourchettes et couteaux en main, comme deux duellistes.

La table, suffisamment grande pour six personnes, était pourtant remplie, tant le sommelier avait accumulé les bouteilles de formes et d'étiquettes différentes.

Eusèbe, fidèle au programme, venait d'envoyer des œufs brouillés, des écrevisses et des champignons qui parfumaient l'air d'une moelleuse vapeur de truffe, de beurre frais comme la crème, de thym et de vin de Madère.

Chicot attaqua en homme affamé. Le prieur, au contraire, en homme qui se défie de lui-même, de son cuisinier et de son convive.

Mais, après quelques minutes, ce fut Gorenflot qui dévora, tandis que Chicot observait.

On commença par le vin du Rhin, puis l'on passa au bourgogne de 1550; on fit une excursion dans un ermitage dont on ignorait la date; on effleura le Saint-Perey; enfin l'on passa au vin de la pénitente.

– Qu'en dites-vous? demanda Gorenflot après en avoir goûté trois fois sans oser se prononcer.

– Velouté, mais léger, fit Chicot; et comment s'appelle votre pénitente?

– Je ne la connais pas, moi.

– Ouais! vous ne savez pas son nom?

– Non, ma foi, nous traitons par ambassadeur.

Chicot fit une pause pendant laquelle il ferma doucement les yeux comme pour savourer une gorgée de vin qu'il retenait dans sa bouche avant de l'avaler, mais en réalité pour réfléchir.