– Le roi, continua La Vallière, ignore ce que je vais faire.
– Le roi ignore?… s’écria d’Artagnan. Mais, mademoiselle, prenez garde; vous ne calculez pas la portée de votre action. Nul ne doit rien faire que le roi ignore, surtout les personnes de la Cour.
– Je ne suis plus de la Cour, monsieur.
D’Artagnan regarda la jeune fille avec un étonnement croissant.
– Oh! ne vous inquiétez pas, monsieur, continua-t-elle, tout est calculé, et, tout ne le fût-il pas, il serait trop tard maintenant pour revenir sur ma résolution; l’action est accomplie.
– Et bien! voyons, mademoiselle, que désirez-vous?
– Monsieur, par la pitié que l’on doit au malheur, par la générosité de votre âme, par votre foi de gentilhomme, je vous adjure de me faire un serment.
– Un serment?
– Oui.
– Lequel?
– Jurez-moi, monsieur d’Artagnan, que vous ne direz pas au roi que vous m’avez vue et que je suis aux Carmélites.
D’Artagnan secoua la tête.
– Je ne jurerai point cela, dit-il.
– Et pourquoi?
– Parce que je connais le roi, parce que je vous connais, parce que je me connais moi-même, parce que je connais tout le genre humain; non, je ne jurerai point cela.
– Alors, s’écria La Vallière avec une énergie dont on l’eût crue incapable, au lieu des bénédictions dont je vous eusse comblé jusqu’à la fin de mes jours, soyez maudit! car vous me rendez la plus misérable de toutes les créatures!
Nous avons dit que d’Artagnan connaissait tous les accents qui venaient du cœur, il ne put résister à celui-là.
Il vit la dégradation de ces traits; il vit le tremblement de ces membres; il vit chanceler tout ce corps frêle et délicat ébranlé par secousses; il comprit qu’une résistance la tuerait.
– Qu’il soit donc fait comme vous le voulez, dit-il. Soyez tranquille, mademoiselle, je ne dirai rien au roi.
– Oh! merci, merci! s’écria La Vallière; vous êtes le plus généreux des hommes.
Et, dans le transport de sa joie, elle saisit les mains de d’Artagnan et les serra entre les siennes.
Celui-ci se sentait attendri.
– Mordioux! dit-il, en voilà une qui commence par où les autres finissent: c’est touchant.
Alors La Vallière, qui, au moment du paroxysme de sa douleur, était tombée assise sur une pierre, se leva et marcha vers le couvent des Carmélites, que l’on voyait se dresser dans la lumière naissante. D’Artagnan la suivait de loin.
La porte du parloir était entrouverte; elle s’y glissa comme une ombre pâle, et, remerciant d’Artagnan d’un seul signe de la main, elle disparut à ses yeux.
Quand d’Artagnan se trouva tout à fait seul, il réfléchit profondément à ce qui venait de se passer.
– Voilà, par ma foi! dit-il, ce qu’on appelle une fausse position… Conserver un secret pareil, c’est garder dans sa poche un charbon ardent et espérer qu’il ne brûlera pas l’étoffe. Ne pas garder le secret, quand on a juré qu’on le garderait, c’est d’un homme sans honneur. Ordinairement, les bonnes idées me viennent en courant; mais, cette fois, ou je me trompe fort, ou il faut que je coure beaucoup pour trouver la solution de cette affaire… Où courir?… Ma foi! au bout du compte, du côté de Paris; c’est le bon côté… Seulement, courons vite… Mais pour courir vite, mieux valent quatre jambes que deux. Malheureusement, pour le moment, je n’ai que mes deux jambes… Un cheval! comme j’ai entendu dire au théâtre de Londres; ma couronne pour un cheval!… J’y songe, cela ne me coûtera point aussi cher que cela… Il y a un poste de mousquetaires à la barrière de la Conférence, et, pour un cheval qu’il me faut, j’en trouverai dix.
En vertu de cette résolution, prise avec sa rapidité habituelle, d’Artagnan descendit soudain les hauteurs, gagna le poste, y prit le meilleur coursier qu’il y put trouver, et fut rendu au palais en dix minutes.
Cinq heures sonnaient à l’horloge du Palais-Royal.
D’Artagnan s’informa du roi.
Le roi s’était couché à son heure ordinaire, après avoir travaillé avec M. Colbert, et dormait encore, selon toute probabilité.
– Allons, dit-il, elle m’avait dit vrai, le roi ignore tout; s’il savait seulement la moitié de ce qui s’est passé, le Palais-Royal serait, à cette heure, sens dessus dessous.
Encore ému de la querelle qu’il venait d’avoir avec La Vallière, il errait dans son cabinet, fort désireux de trouver une occasion de faire un éclat, après s’être retenu si longtemps.
Colbert, en voyant le roi, jugea d’un coup d’œil la situation, et comprit les intentions du monarque. Il louvoya.
Quand le maître demanda compte de ce qu’il fallait dire le lendemain, le sous-intendant commença par trouver étrange que Sa Majesté n’eût pas été mise au courant par M. Fouquet.
– M. Fouquet, dit-il, sait toute cette affaire de la Hollande: il reçoit directement toutes les correspondances.
Le roi, accoutumé à entendre M. Colbert piller M. Fouquet, laissa passer cette boutade sans répliquer; seulement il écouta.
Colbert vit l’effet produit et se hâta de revenir sur ses pas en disant que M. Fouquet n’était pas toutefois aussi coupable qu’il paraissait l’être au premier abord, attendu qu’il avait dans ce moment de grandes préoccupations. Le roi leva la tête.
– Quelle préoccupations? dit-il.
– Sire, les hommes ne sont que des hommes, et M. Fouquet a ses défauts avec ses grandes qualités.
– Ah! des défauts, qui n’en a pas, monsieur Colbert?…
– Votre Majesté en a bien, dit hardiment Colbert, qui savait lancer une sourde flatterie dans un léger blâme, comme la flèche qui fend l’air malgré son poids, grâce à de faibles plumes qui la soutiennent.
Le roi sourit.
– Quel défaut a donc M. Fouquet? dit-il.
– Toujours le même, Sire; on le dit amoureux.
– Amoureux, de qui?