– Hé! bien, quoi? s’écria Grandet au moment où Cruchot lui mettait le journal sous les yeux en lui disant:

– Lisez cet article.

Monsieur Grandet, l’un des négociants les plus estimés de Paris, s’est brûlé la cervelle hier après avoir fait son apparition accoutumée à la Bourse. Il avait envoyé au président de la Chambre des Députés sa démission, et s’était également démis de ses fonctions de juge au tribunal de commerce. La faillite de messieurs Roguin et Souchet, son agent de change et son notaire, l’ont ruiné. La considération dont jouissait monsieur Grandet et son crédit étaient néanmoins tels qu’il eût sans doute trouvé des secours sur la place de Paris. Il est à regretter que cet homme honorable ait cédé à un premier moment de désespoir, etc.

– Je le savais, dit le vieux vigneron au notaire.

Ce mot glaça maître Cruchot, qui, malgré son impassibilité de notaire, se sentit froid dans le dos en pensant que le Grandet de Paris avait peut-être imploré vainement les millions du Grandet de Saumur.

– Et son fils, si joyeux hier…

– Il ne sait rien encore, répondit Grandet avec le même calme.

– Adieu, monsieur Grandet, dit Cruchot qui comprit tout et alla rassurer le président de Bonfons.

En entrant, Grandet trouva le déjeuner prêt. Madame Grandet, au cou de laquelle Eugénie sauta pour l’embrasser avec cette vive effusion de cœur que nous cause un chagrin secret, était déjà sur son siége à patins, et se tricotait des manches pour l’hiver.

– Vous pouvez manger, dit Nanon qui descendit les escaliers quatre à quatre, l’enfant dort comme un chérubin. Qu’il est gentil les yeux fermés! Je suis entrée, je l’ai appelé. Ah bien oui! personne.

– Laisse-le dormir, dit Grandet, il s’éveillera toujours assez tôt aujourd’hui pour apprendre de mauvaises nouvelles.

– Qu’y a-t-il donc? demanda Eugénie en mettant dans son café les deux petits morceaux de sucre pesant on ne sait combien de grammes que le bonhomme s’amusait à couper lui-même à ses heures perdues. Madame Grandet, qui n’avait pas osé faire cette question, regarda son mari.

– Son père s’est brûlé la cervelle.

– Mon oncle?… dit Eugénie.

– Le pauvre jeune homme! s’écria madame Grandet.

– Oui, pauvre, reprit Grandet, il ne possède pas un sou.

– Hé! ben, il dort comme s’il était le roi de la terre, dit Nanon d’un accent doux.

Eugénie cessa de manger. Son cœur se serra, comme il se serre quand, pour la première fois, la compassion, excitée par le malheur de celui qu’elle aime, s’épanche dans le corps entier d’une femme. La pauvre fille pleura.

– Tu ne connaissais pas ton oncle, pourquoi pleures-tu? lui dit son père en lui lançant un de ces regards de tigre affamé qu’il jetait sans doute à ses tas d’or.

– Mais, monsieur, dit la servante, qui ne se sentirait pas de pitié pour ce pauvre jeune homme qui dort comme un sabot sans savoir son sort?

– Je ne te parle pas, Nanon! tiens ta langue.

Eugénie apprit en ce moment que la femme qui aime doit toujours dissimuler ses sentiments. Elle ne répondit pas.

– Jusqu’à mon retour, vous ne lui parlerez de rien, j’espère, m’ame Grandet, dit le vieillard en continuant. Je suis obligé d’aller faire aligner le fossé de mes prés sur la route. Je serai revenu à midi pour le second déjeuner, et je causerai avec mon neveu de ses affaires. Quant à toi, mademoiselle Eugénie, si c’est pour ce mirliflor que tu pleures, assez comme cela, mon enfant. Il partira, d’arre d’arre, pour les grandes Indes. Tu ne le verras plus…

Le père prit ses gants au bord de son chapeau, les mit avec son calme habituel, les assujettit en s’emmortaisant les doigts les uns dans les autres, et sortit.

– Ah! maman, j’étouffe, s’écria Eugénie quand elle fut seule avec sa mère. Je n’ai jamais souffert ainsi. Madame Grandet, voyant sa fille pâlir, ouvrit la croisée et lui fit respirer le grand air.

– Je suis mieux, dit Eugénie après un moment.

Cette émotion nerveuse chez une nature jusqu’alors en apparence calme et froide réagit sur madame Grandet, qui regarda sa fille avec cette intuition sympathique dont sont douées les mères pour l’objet de leur tendresse, et devina tout. Mais, à la vérité, la vie des célèbres sœurs hongroises, attachées l’une à l’autre par une erreur de la nature, n’avait pas été plus intime que ne l’était celle d’Eugénie et de sa mère, toujours ensemble dans cette embrasure de croisée, ensemble à l’église, et dormant ensemble dans le même air.

– Ma pauvre enfant! dit madame Grandet en prenant la tête d’Eugénie pour l’appuyer contre son sein.

A ces mots, la jeune fille releva la tête, interrogea sa mère par un regard, en scruta les secrètes pensées, et lui dit:

– Pourquoi l’envoyer aux Indes? S’il est malheureux, ne doit-il pas rester ici, n’est-il pas notre plus proche parent?

– Oui, mon enfant, ce serait bien naturel; mais ton père a ses raisons, nous devons les respecter.

La mère et la fille s’assirent en silence, l’une sur sa chaise à patins, l’autre sur son petit fauteuil; et, toutes deux, elles reprirent leur ouvrage. Oppressée de reconnaissance pour l’admirable entente de cœur que lui avait témoignée sa mère, Eugénie lui baisa la main en disant:

– Combien tu es bonne, ma chère maman!

Ces paroles firent rayonner le vieux visage maternel, flétri par de longues douleurs.

– Le trouves-tu bien? demanda Eugénie.

Madame Grandet ne répondit que par un sourire; puis, après un moment de silence, elle dit à voix basse:

– L’aimerais-tu donc déjà? ce serait mal.

– Mal, reprit Eugénie, pourquoi? Il te plaît, il plaît à Nanon, pourquoi ne me plairait-il pas? Tiens, maman, mettons la table pour son déjeuner. Elle jeta son ouvrage, la mère en fit autant en lui disant:

– Tu es folle! Mais elle se plut à justifier la folie de sa fille en la partageant. Eugénie appela Nanon.

– Quoi que vous voulez encore, mademoiselle?

– Nanon, tu auras bien de la crème pour midi.

– Ah! pour midi, oui, répondit la vieille servante.

– Hé! bien, donne-lui du café bien fort, j’ai entendu dire à monsieur des Grassins que le café se faisait bien fort à Paris. Mets-en beaucoup.

– Et où voulez-vous que j’en prenne?

– Achètes-en.

– Et si monsieur me rencontre?

– Il est à ses prés.

– Je cours. Mais monsieur Fessard m’a déjà demandé si les trois Mages étaient chez nous, en me donnant de la bougie. Toute la ville va savoir nos déportements.