Nanon resta plantée sur ses pieds, contemplant Charles, sans pouvoir ajouter foi à ses paroles.

– Me donner ce bel atour! dit-elle en s’en allant. Il rêve déjà, ce monsieur. Bonsoir.

– Bonsoir, Nanon.

– Qu’est-ce que je suis venu faire ici? se dit Charles en s’endormant. Mon père n’est pas un niais, mon voyage doit avoir un but. Psch! à demain les affaires sérieuses, disait je ne sais quelle ganache grecque.

– Sainte-Vierge! qu’il est gentil, mon cousin, se dit Eugénie en interrompant ses prières qui ce soir-là ne furent pas finies.

Madame Grandet n’eut aucune pensée en se couchant. Elle entendait, par la porte de communication qui se trouvait au milieu de la cloison, l’avare se promenant de long en long dans sa chambre. Semblable à toutes les femmes timides, elle avait étudié le caractère de son seigneur. De même que la mouette prévoit l’orage, elle avait, à d’imperceptibles signes, pressenti la tempête intérieure qui agitait Grandet, et, pour employer l’expression dont elle se servait, elle faisait alors la morte. Grandet regardait la porte intérieurement doublée en tôle qu’il avait fait mettre à son cabinet, et se disait:

– Quelle idée bizarre a eue mon frère de me léguer son enfant? Jolie succession! Je n’ai pas vingt écus à donner. Mais qu’est-ce que vingt écus pour ce mirliflor qui lorgnait mon baromètre comme s’il avait voulu en faire du feu?

En songeant aux conséquences de ce testament de douleur, Grandet était peut-être plus agité que ne l’était son frère au moment où il le traça.

– J’aurais cette robe d’or?… disait Nanon qui s’endormit habillée de son devant d’autel, rêvant de fleurs, de tabis, de damas, pour la première fois de sa vie, comme Eugénie rêva d’amour.

Dans la pure et monotone vie des jeunes filles, il vient une heure délicieuse où le soleil leur épanche ses rayons dans l’âme, où la fleur leur exprime des pensées, où les palpitations du cœur communiquent au cerveau leur chaude fécondance, et fondent les idées en un vague désir; jour d’innocente mélancolie et de suaves joyeusetés! Quand les enfants commencent à voir, ils sourient; quand une fille entrevoit le sentiment dans la nature, elle sourit comme elle souriait enfant. Si la lumière est le premier amour de la vie, l’amour n’est-il pas la lumière du cœur? Le moment de voir clair aux choses d’ici-bas était arrivé pour Eugénie. Matinale comme toutes les filles de province, elle se leva de bonne heure, fit sa prière, et commença l’œuvre de sa toilette, occupation qui désormais allait avoir un sens. Elle lissa d’abord ses cheveux châtains, tordit leurs grosses nattes au-dessus de sa tête avec le plus grand soin, en évitant que les cheveux ne s’échappassent de leurs tresses, et introduisit dans sa coiffure une symétrie qui rehaussa la timide candeur de son visage, en accordant la simplicité des accessoires à la naïveté des lignes. En se lavant plusieurs fois les mains dans de l’eau pure qui lui durcissait et rougissait la peau, elle regarda ses beaux bras ronds, et se demanda ce que faisait son cousin pour avoir les mains si mollement blanches, les ongles si bien façonnés. Elle mit des bas neufs et ses plus jolis souliers. Elle se laça droit, sans passer d’œillets. Enfin souhaitant, pour la première fois de sa vie, de paraître à son avantage, elle connut le bonheur d’avoir une robe fraîche, bien faite, et qui la rendait attrayante. Quand sa toilette fut achevée, elle entendit sonner l’horloge de la paroisse, et s’étonna de ne compter que sept heures. Le désir d’avoir tout le temps nécessaire pour se bien habiller l’avait fait lever trop tôt. Ignorant l’art de remanier dix fois une boucle de cheveux et d’en étudier l’effet, Eugénie se croisa bonnement les bras, s’assit à sa fenêtre, contempla la cour, le jardin étroit et les hautes terrasses qui le dominaient; vue mélancolique, bornée, mais qui n’était pas dépourvue des mystérieuses beautés particulières aux endroits solitaires ou à la nature inculte. Auprès de la cuisine se trouvait un puits entouré d’une margelle, et à poulie maintenue dans une branche de fer courbée, qu’embrassait une vigne aux pampres flétris, rougis, brouis par la saison. De là, le tortueux sarment gagnait le mur, s’y attachait, courait le long de la maison et finissait sur un bûcher où le bois était rangé avec autant d’exactitude que peuvent l’être les livres d’un bibliophile. Le pavé de la cour offrait ces teintes noirâtres produites avec le temps par les mousses, par les herbes, par le défaut de mouvement. Les murs épais présentaient leur chemise verte, ondée de longues traces brunes. Enfin les huit marches qui régnaient au fond de la cour et menaient à la porte du jardin, étaient disjointes et ensevelies sous de hautes plantes comme le tombeau d’un chevalier enterré par sa veuve au temps des croisades. Au-dessus d’une assise de pierres toutes rongées s’élevait une grille de bois pourri, à moitié tombée de vétusté, mais à laquelle se mariaient à leur gré des plantes grimpantes. De chaque côté de la porte à claire-voie s’avançaient les rameaux tortus de deux pommiers rabougris. Trois allées parallèles, sablées et séparées par des carrés dont les terres étaient maintenues au moyen d’une bordure en buis, composaient ce jardin que terminait, au bas de la terrasse, un couvert de tilleuls. A un bout, des framboisiers; à l’autre, un immense noyer qui inclinait ses branches jusque sur le cabinet du tonnelier. Un jour pur et le beau soleil des automnes naturels aux rives de la Loire commençaient à dissiper le glacis imprimé par la nuit aux pittoresques objets, aux murs, aux plantes qui meublaient ce jardin et la cour. Eugénie trouva des charmes tout nouveaux dans l’aspect de ces choses, auparavant si ordinaires pour elle. Mille pensées confuses naissaient dans son âme, et y croissaient à mesure que croissaient au dehors les rayons du soleil. Elle eut enfin ce mouvement de plaisir vague, inexplicable, qui enveloppe l’être moral, comme un nuage envelopperait l’être physique. Ses réflexions s’accordaient avec les détails de ce singulier paysage, et les harmonies de son cœur firent alliance avec les harmonies de la nature. Quand le soleil atteignit un pan de mur, d’où tombaient des Cheveux de Vénus aux feuilles épaisses à couleurs changeantes comme la gorge des pigeons, de célestes rayons d’espérance illuminèrent l’avenir pour Eugénie, qui désormais se plut à regarder ce pan de mur, ses fleurs pâles, ses clochettes bleues et ses herbes fanées, auxquelles se mêla un souvenir gracieux comme ceux de l’enfance. Le bruit que chaque feuille produisait dans cette cour sonore, en se détachant de son rameau, donnait une réponse aux secrètes interrogations de la jeune fille, qui serait restée là, pendant toute la journée, sans s’apercevoir de la fuite des heures. Puis vinrent de tumultueux mouvements d’âme. Elle se leva fréquemment, se mit devant son miroir, et s’y regarda comme un auteur de bonne foi contemple son œuvre pour se critiquer, et se dire des injures à lui-même.

– Je ne suis pas assez belle pour lui. Telle était la pensée d’Eugénie, pensée humble et fertile en souffrances. La pauvre fille ne se rendait pas justice; mais la modestie, ou mieux la crainte, est une des premières vertus de l’amour. Eugénie appartenait bien à ce type d’enfants fortement constitués, comme ils le sont dans la petite bourgeoisie, et dont les beautés paraissent vulgaires; mais si elle ressemblait à Vénus de Milo, ses formes étaient ennoblies par cette suavité du sentiment chrétien qui purifie la femme et lui donne une distinction inconnue aux sculpteurs anciens. Elle avait une tête énorme, le front masculin mais délicat du Jupiter de Phidias, et des yeux gris auxquels sa chaste vie, en s’y portant tout entière, imprimait une lumière jaillissante. Les traits de son visage rond, jadis frais et rose, avaient été grossis par une petite vérole assez clémente pour n’y point laisser de traces, mais qui avait détruit le velouté de la peau, néanmoins si douce et si fine encore que le pur baiser de sa mère y traçait passagèrement une marque rouge. Son nez était un peu trop fort, mais il s’harmoniait avec une bouche d’un rouge de minium, dont les lèvres à mille raies étaient pleines d’amour et de bonté. Le col avait une rondeur parfaite. Le corsage bombé, soigneusement voilé, attirait le regard et faisait rêver; il manquait sans doute un peu de la grâce due à la toilette; mais, pour les connaisseurs, la non-flexibilité de cette haute taille devait être un charme. Eugénie, grande et forte, n’avait donc rien du joli qui plaît aux masses; mais elle était belle de cette beauté si facile à reconnaître, et dont s’éprennent seulement les artistes. Le peintre qui cherche ici-bas un type à la céleste pureté de Marie, qui demande à toute la nature féminine ces yeux modestement fiers devinés par Raphaël, ces lignes vierges que donne parfois la nature, mais qu’une vie chrétienne et pudique peut seule conserver ou faire acquérir; ce peintre, amoureux d’un si rare modèle, eût trouvé tout à coup dans le visage d’Eugénie la noblesse innée qui s’ignore; il eût vu sous un front calme un monde d’amour; et, dans la coupe des yeux, dans l’habitude des paupières, le je ne sais quoi divin. Ses traits, les contours de sa tête que l’expression du plaisir n’avait jamais ni altérés ni fatigués, ressemblaient aux lignes d’horizon si doucement tranchées dans le lointain des lacs tranquilles. Cette physionomie calme, colorée, bordée de lueur comme une jolie fleur éclose, reposait l’âme, communiquait le charme de la conscience qui s’y reflétait, et commandait le regard. Eugénie était encore sur la rive de la vie où fleurissent les illusions enfantines, où se cueillent les marguerites avec des délices plus tard inconnues. Aussi se dit-elle en se mirant, sans savoir encore ce qu’était l’amour: