– Je préfère boire le matin parce que...

– Vous devez prendre trois kilos pour être présentable. Vous avez la joue creuse et on voit vos côtes. Allez donc chercher des tartines.»

Je la suppliai de ne pas m'imposer de tartines et elle allait me démontrer que c'était indispensable lorsque mon père apparut dans sa somptueuse robe de chambre à pois.

«Quel charmant spectacle, dit-il; deux petites filles brunes au soleil en train de parler tartines.

– Il n'y a qu'une petite fille, hélas! dit Anne en riant. J'ai votre âge, mon pauvre Raymond.»

Mon père se pencha et lui prit la main. Toujours aussi rosse», dit-il tendrement, et je vis les paupières d'Anne battre comme sous une caresse imprévue.

J'en profitai pour m'esquiver. Dans l'escalier, je croisai Elsa. Visiblement, elle sortait du lit, les paupières gonflées, les lèvres pâles dans son visage cramoisi par les coups de soleil. Je faillis l'arrêter, lui dire qu'Anne était en bas avec un visage soigné et net, qu'elle allait bronzer, sans dommages, avec mesure. Je faillis la mettre en garde. Mais sans doute l'aurait-elle mal pris: elle avait vingt-neuf ans, soit treize ans de moins qu'Anne et cela lui paraissait un atout maître.

Je pris mon maillot de bain et courus à la crique. A ma surprise, Cyril y était déjà, assis sur son bateau. Il vint à ma rencontre, l'air grave, et il me prit les mains.

« Je voudrais vous demander pardon pour hier, dit-il.

– C'était ma faute», dis-je.

Je ne me sentais absolument pas gênée et son air solennel m'étonnait.

«Je m'en veux beaucoup, reprit-il en poussant le bateau à la mer.

– Il n'y a pas de quoi, dis-je allègrement.

– Si!»

J'étais déjà dans le canot. Il était debout avec de l'eau jusqu'à mi-jambes, appuyé des deux mains au plat-bord comme à la barre d'un tribunal. Je compris qu'il ne monterait pas avant d'avoir parlé et le regardai avec toute l'attention nécessaire. Je connaissais bien son visage, je m'y retrouvais. Je pensai qu'il avait vingt-cinq ans, se prenait peut-être pour un suborneur, et cela me fit rire.

« Ne riez pas, dit-il. Je m'en suis voulu hier soir, vous savez. Rien ne vous défend contre moi; votre père, cette femme, l'exemple... Je serais le dernier des salauds, ce serait la même chose; vous pourriez me croire aussi bien...»

II n'était même pas ridicule. Je sentais qu'il était bon et prêt à m'aimer; que j'aimerais l'aimer. Je mis mes bras autour de son cou, ma joue contre la sienne. Il avait les épaules larges, un corps dur contre le mien.

«Vous êtes gentil, Cyril, murmurai-je. Vous allez être un frère pour moi.»

II replia ses bras autour de moi avec une petite exclamation de colère et m'arracha doucement du bateau. Il me tenait serrée contre lui, soulevée, la tête sur son épaule. En ce moment-là, je l'aimais. Dans la lumière du matin, il était aussi doré, aussi gentil, aussi doux que moi, il me protégeait. Quand sabouche chercha la mienne, je me mis à trembler de plaisir comme lui et notre baiser fut sans remords et sans honte, seulement une profonde recherche, entrecoupée de murmures. Je m'échappai et nageai vers le bateau qui partait à la dérive. Je plongeai mon visage dans l'eau pour le refaire, le rafraîchir... L'eau était verte. Je me sentais envahie d'un bonheur, d'une insouciance parfaite.

A onze heures et demie, Cyril partit et mon père et ses femmes apparurent dans le chemin de chèvres. Il marchait entre les deux, les soutenant, leur tendant successivement la main avec une bonne grâce, un naturel qui n'étaient qu'à lui. Anne avait gardé son peignoir: elle l'ôta devant nos regards observateurs avec tranquillité et s'y allongea. La taille mince, les jambes parfaites, elle n'avait contre elle que de très légères flétrissures. Cela représentait sans doute des années de soins, d'attention; j'adressai machinalement à mon père un regard approbateur, le sourcil levé. A ma grande surprise, il ne me le renvoya pas, ferma les yeux. La pauvre Elsa était dans unétat lamentable, elle se couvrait d'huile. Je ne donnais pas une semaine à mon père pour... Anne tourna la tête vers moi:

«Cécile, pourquoi vous levez-vous si tôt ici? A Paris, vous étiez au lit jusqu'à midi.

– J'avais du travail, dis-je. Ça me coupait les jambes.»

Elle ne sourit pas: elle ne souriait que quand elle en avait envie, jamais par décence, comme tout le monde.

«Et votre examen?

– Loupé! dis-je avec entrain. Bien loupé!

– Il faut que vous l'ayez en octobre, absolument.

– Pourquoi? intervint mon père. Je n'ai jamais eu de diplôme, moi. Et je mène une vie fastueuse.

– Vous aviez une certaine fortune au départ, rappela Anne.

– Ma fille trouvera toujours des hommes pour la faire vivre», dit mon père noblement.

Elsa se mit à rire et s'arrêta devant nos trois regards.

«II faut qu'elle travaille, ces vacances», dit Anne en refermant les yeux pour clore l'entretien.

J'envoyai un regard désespéré à mon père. Il me répondit par un petit sourire gêné. Je me vis devant des pages de Bergson avec ces lignes noires qui me sautaient aux yeux et le rire de Cyril en bas... Cette idée m'épouvanta. Je me traînai jusqu'à Anne, l'appelai à voix basse. Elle ouvrit les yeux. Je penchai sur elle un visage inquiet, suppliant, en ravalant encore mes joues pour me donner l'air d'une intellectuelle surmenée.

«Anne, dis-je, vous n'allez pas me faire ça, me faire travailler par ces chaleurs... ces vacances qui pourraient me faire tant de bien...»

Elle me regarda avec fixité un instant, puis sourit mystérieusement en détournant la tète.

«Je devrais vous faire «ça»... même par ces chaleurs, comme vous dites. Vous ne m'en voudriez que pendant deux jours, comme je vous connais, et vous auriez votre examen.

– Il y a des choses auxquelles on ne se fait pas», dis-je sans rire.

Elle me lança un coup d'œil amusé et insolent et je me recouchai dans le sable, pleine d'inquiétudes. Elsa pérorait sur les festivités de la côte. Mais mon père ne l'écoutait pas: placé au sommet du triangle que faisaient leurs corps, il lançait au profil renversé d'Anne, à ses épaules, des regards un peu fixes, impavides, que je reconnaissais. Sa main s'ouvrait et se refermait sur le sable en un geste doux, régulier, inlassable. Je courus vers la mer, m'y enfonçai en gémissant sur les vacances que nous aurions pu avoir, que nous n'aurions pas. Nous avions tous les éléments d'un drame: un séducteur, une demi-mondaine et une femme de tête. J'aperçus au fond de la mer un ravissant coquillage, une pierre rosé et bleue; je plongeai pour la prendre, la gardai toute douce et usée dans la main jusqu'au déjeuner. Je décidai que c'était un porte-bonheur, que je ne la quitterais pas de l'été. Je ne sais pas pourquoi je ne l'ai pas perdue, comme je perds tout. Elle est dans ma main aujourd'hui, rosé et tiède, elle me donne envie de pleurer.

CHAPITRE IV

ce qui m'étonna le plus, les jours suivants, ce fut l'extrême gentillesse d'Anne à l'égard d'Elsa. Elle ne prononçait jamais, après les nombreuses bêtises qui illuminaient sa conversation, une de ces phrases brèves dont elle avait le secret et qui aurait couvert la pauvre Elsa de ridicule. Je la louais en moi-même de sa patience, de sa générosité, je ne me rendais pas compte que l'habileté y était étroitement mêlée. Mon père se serait vite lassé de ce petit jeu féroce. Il lui était au contraire reconnaissant et il ne savait que faire pour lui exprimer sa gratitude. Cette reconnaissance n'était d'ailleurs qu'un prétexte. Sans doute lui parlait-il comme à une femme très respectée, comme à une seconde mère de sa fille: il usait même de cette carte en ayant l'air sans cesse de me mettre sous la garde d'Anne, de la rendre un peu responsable de ce que j'étais, comme pour se la rendre plus proche, pour la lier à nous plus étroitement. Mais il avait pour elle des regards, des gestes qui s'adressaient à la femme qu'on ne connaît pas et que l'on désire connaître – dans le plaisir. Ces égards que je surprenais parfois chez Cyril, et qui me donnaient à la fois envie de le fuir et de le provoquer. Je devais être sur ce point plus influençable qu'Anne; elle témoignait à l'égard de mon père d'une indifférence, d'une gentillesse tranquille qui me rassuraient. J'en arrivais à croire que je m'étais trompée le premier jour, je ne voyais pas que cette gentillesse sans équivoque surexcitait mon père. Et surtout ses silences... ses silences si naturels, si élégants. Ils formaient avec le pépiement incessant d'Elsa une sorte d'antithèse comme le soleil et l'ombre. Pauvre Elsa... elle ne se doutait vraiment de rien, elle restait exubérante et agitée, toujours aussi défraîchie par le soleil.