A six heures, en revenant des îles, Cyril tirait le bateau sur le sable. Nous rejoignions la maison par le bois de pins et, pour nous réchauffer, nous inventions des jeux d'Indiens, des courses à handicap. Il me rattrapait régulièrement avant la maison, s'abattait sur moi en criant victoire, me roulait dans les aiguilles de pins, me ligotait, m'embrassait. Je me rappelle encore le goût de ces baisers essoufflés, inefficaces, et lé bruit du cœur de Cyril contre le mien en concordance avec le déferlement des vagues sur le sable... Un, deux, trois, quatre battements de cœur et le doux bruit sur le sable, un, deux, trois... un: il reprenait son souffle, son baiser se faisait précis, étroit, je n'entendais plus le bruit de la mer, mais dans mes oreilles les pas rapides et poursuivis de mon propre sang.

La voix d'Anne nous sépara un soir. Cyril était allongé contre moi, nous étions à moitié nus dans la lumière pleine de rougeurs et d'ombres du couchant et je comprends que cela ait pu abuser Anne. Elle prononça mon nom d'un ton bref.

Cyril se releva d'un bond, honteux bien entendu. Je me relevai à mon tour plus lentement en regardant Anne. Elle se tourna vers Cyril et lui parla doucement comme si elle ne le voyait pas:

«Je compte ne plus vous revoir», dit-elle.

Il ne répondit pas, se pencha sur moi et me baisa l'épaule, avant de s'éloigner. Ce geste m'étonna, m'émut comme un engagement. Anne me fixait, avec ce même air grave et détaché comme si elle pensait à autre chose. Cela m'agaça: si elle pensait à autre chose, elle avait tort de tant parler. Je me dirigeai vers elle en affectant un air gêné, par pure politesse. Elle enleva machinalement une aiguille de pin de mon cou et sembla me voir vraiment, je la vis prendre son beau masque de mépris, ce visage de lassitude et de désapprobation qui la rendait remarquablement belle et me faisait un peu peur:

«Vous devriez savoir que ce genre de distractions finit généralement en clinique», dit-elle.

Elle me parlait debout en me fixant et j'étais horriblement ennuyée. Elle était de ces femmes qui peuvent parler, droites, sans bouger; moi, il me fallait un fauteuil, le secours d'un objet à saisir, d'une cigarette, de ma jambe à balancer, à regarder balancer...

«II ne faut pas exagérer, dis-je en souriant. J'ai juste embrassé Cyril, cela ne me traînera pas en clinique...

– Je vous prie de ne pas le revoir, dit-elle comme si elle croyait à un mensonge. Ne protestez pas: vous avez dix-sept ans, je suis un peu responsable de vous à présent et je ne vous laisserai pas gâcher votre vie. D'ailleurs, vous avez du travail à faire, cela occupera vos après-midi.»

Elle me tourna le dos et repartit vers la maison de son pas nonchalant. La consternation me clouait au sol. Elle pensait ce qu'elle disait: mes arguments, mes dénégations, elle les accueillerait avec cette forme d'indifférence pire que le mépris, comme si je n'existais pas, comme si j'étais quelque chose à réduire et non pas moi, Cécile, qu'elle connaissait depuis toujours, moi, enfin, qu'elle aurait pu souffrir de punir ainsi. Mon seul espoir était mon père. Il réagirait comme d'habitude: «Quel est ce garçon, mon chat? Est-il beau au moins et sain? Méfie-toi des salopards, ma petite fille.» II fallait qu'il réagît en ce sens, ou mes vacances étaient finies.

Le dîner passa comme un cauchemar. Pas un instant Anne ne m'avait dit: «Je ne raconterai rien à votre père, je ne suis pas délatrice, mais vous allez me promettre de bien travailler.» Ce genre de calculs lui était étranger. Je m'en félicitais et lui en voulais à la fois car cela m'eût permis de la mépriser. Elle évita ce faux pas comme les autres et ce fut après le potage seulement qu'elle sembla se souvenir de l'incident.

«J'aimerais que vous donniez quelques conseils avisés à votre fille, Raymond. Je l'ai trouvée dans le bois de pins avec Cyril, ce soir, et ils semblaient du dernier bien.»

Mon père essaya de prendre cela à la plaisanterie, le pauvre:

«Que me dites-vous là? Que faisaient-ils?

– Je l'embrassais, criai-je avec ardeur. Anne a cru...

– Je n'ai rien cru du tout, coupa-t-elle. Mais je crois qu'il serait bon qu'elle cesse de le voir quelque temps et qu'elle travaille un peu sa philosophie.

– La pauvre petite, dit mon père... Ce Cyril est gentil garçon, après tout?

– Cécile est aussi une gentille petite fille, dit Anne. C'est pourquoi je serais navrée qu'il lui arrive un accident. Et étant donné la liberté complète qu'elle a ici, la compagnie constante de ce garçon et leur désœuvrement, cela me paraît inévitable. Pas vous?»

Au son de ce «pas vous?» je levai les yeux et mon père baissa les siens, très ennuyé.

«Vous avez sans doute raison, dit-il. Oui, après tout, tudevrais travailler un peu, Cécile. Tu ne veux quand même pas refaire une philosophie?

– Que veux-tu que ça me fasse?» répondis-je brièvement.

Il me regarda et détourna les yeux aussitôt.

J'étais confondue. Je me rendais compte que l'insouciance est le seul sentiment qui puisse inspirer notre vie et ne pas disposer d'arguments pour se défendre.

«Voyons, dit Anne en saisissant ma main par-dessus la table, vous allez troquer votre personnage de fille des bois contre celui de bonne écolière, et seulement pendant un mois, ce n'est pas si grave, si?»

Elle me regardait, il me regardait en souriant: sous ce jour, le débat était simple. Je retirai ma main doucement:

«Si, dis-je, c'est grave.»

Je le dis si doucement qu'ils ne m'entendirent pas ou ne le voulurent pas. Le lendemain matin, je me retrouvai devant une phrase de Bergson: il me fallut quelques minutes pour la comprendre: «Quelque hétérogénéité qu'on puisse trouver d'abord entre les faits et la cause, et bien qu'il y ait loin d'une règle de conduite à une affirmation sur le fond des choses, c'est toujours dans un contact avec le principe générateur de l'espèce humaine qu'on s'est senti puiser la force d'aimer: l'humanité.» Je me répétai cette phrase, doucement d'abord pour ne pas m'énerver, puis à voix haute. Je me pris la tête dans les mains et la regardai avec attention. Enfin, je la compris et je me sentis aussi froide, aussi impuissante qu'en la lisant pour la première fois. Je ne pouvais pas continuer; je regardai les lignes suivantes toujours avec application et bienveillance et soudain quelque chose se leva en moi comme un vent, me jeta sur mon lit. Je pensai à Cyril qui m'attendait sur la crique dorée, au balancement doux du bateau, au goût de nos baisers, et je pensai à Anne. J'y pensai d'une telle manière que je m'assis sur mon lit, le cœur battant, en me disant que c'était stupide et monstrueux, que je n'étais qu'une enfant gâtée et paresseuse et que je n'avais pas le droit de penser ainsi. Et je continuai, malgré moi, à réfléchir: à réfléchir qu'elle était nuisible et dangereuse, et qu'il fallait l'écarter de notre chemin. Je me souvenais de ce déjeuner que je venais de passer, les dents serrées. Ulcérée, défaite par la rancune, un sentiment que je me méprisais, me ridiculisais d'éprouver... oui, c'est bien ,là ce que je reprochais à Anne; elle... m'empêchait de m'aimer moi-même. Moi, si naturellement faite pour le bonheur, l'amabilité, l'insouciance, j'entrais par elle dans un monde de reproches, de mauvaise conscience, où, trop inexperte à l'introspection, je me perdais moi-même. Et que m'apportait-elle? Je mesurai sa force: elle avait voulu mon père, elle l'avait, elle allait peu à peu faire de nous le mari et la fille d'Anne Larsen. C'est-à-dire des êtres policés, bien élevés et heureux. Car elle nous rendrait heureux; je sentais bien avec quelle facilité nous, instables, nous céderions à cet attrait des cadres, de l'irresponsabilité. Elle était beaucoup trop efficace. Déjà mon père se séparait de moi; ce visage gêné, détourné qu'il avait eu à table m'obsédait, me torturait. Je me souvenais avec une envie de pleurer de toutes nos anciennes complicités, de nos rires quand nous rentrions à l'aube en voiture dans les rues blanches de Paris. Tout cela était fini. A mon tour, j'allais être influencée, remaniée, orientée par Anne. Je n'en souffrirais même pas: elle agirait par l'intelligence, l'ironie, la douceur, je n'étais pas-capable de lui résister; dans six mois, je n'en aurais même plus envie.