Les amis d'Anne ne devaient jamais parler d'eux-mêmes. Sans doute ne connaissaient-ils pas ce genre d'aventures. Ou bien même s'ils en parlaient, ce devait être en riant par pudeur. Je me sentais prête à partager avec Anne cette condescendance qu'elle aurait pour nos relations, cette condescendance aimable et contagieuse... Cependant je me voyais moi-même à trente ans, plus semblable à nos amis qu'à Anne. Son silence, son indifférence, sa réserve m'étoufferaient. Au contraire, dans quinze ans, un peu blasée, je me pencherais vers un homme séduisant, un peu las lui aussi:

«Mon premier amant s'appelait Cyril. J'avais près de dix-huit ans, il faisait chaud sur la mer...»

Je me plus à imaginer le visage de cet homme. Il aurait les mêmes petites rides que mon père. On frappa à la porte. J'enfilai précipitamment ma veste de pyjama et criai: «Entrez!» C'était Anne, elle tenait précautionneusement une tasse:

«J'ai pensé que vous auriez besoin d'un peu de café... Vous ne vous sentez pas trop mal?

– Très bien, dis-je. J'étais un peu partie, hier soir, je crois.

– Comme chaque fois qu'on vous sort...» Elle se mit à rire. «Mais je dois dire que vous m'avez distraite... Cette soirée était longue.»

Je ne faisais plus attention au soleil, ni même au goût du café. Quand je parlais avec Anne, j'étais parfaitement absorbée, je ne me voyais plus exister et pourtant elle seule me mettait toujours en question, me forçait à me juger. Elle me faisait vivre des moments intenses et difficiles.

«Cécile, vous amusez-vous avec ce genre de gens, les Webb ou les Dupuis?

– Je trouve leurs façons assommantes pour la plupart, mais eux sont drôles.»

Elle regardait aussi la démarche de la mouche sur le sol. Je pensai que la mouche devait être infirme. Anne avait des paupières longues et lourdes, il lui était facile d'être condescendante.

«Vous ne saisissez jamais à quel point leur conversation est monotone et... comment dirais-je?... lourde. Ces histoires de contrats, de filles, de soirées, ça ne vous ennuie jamais?

– Vous savez, dis-je, j'ai passé dix ans dans un couvent et comme ces gens n'ont pas de mœurs, cela me fascine encore.»

Je n'osais ajouter que ça me plaisait.

« Depuis deux ans, dit-elle... Ce n'est pas une question de raisonnement, d'ailleurs, ni de morale, c'est une question de sensibilité, de sixième sens...»

Je ne devais pas l'avoir. Je sentais clairement que quelque chose me manquait à ce sujet-là.

«Anne, dis-je brusquement, me croyez-vous intelligente?»

Elle se mit à rire, étonnée de la brutalité de ma question:

«Mais bien sûr, voyons! Pourquoi me demandez-vous cela?

– Si j'étais idiote, vous me répondriez de la même façon, soupirai-je. Vous me donnez cette impression souvent de me dépasser...

– C'est une question d'âge, dit-elle. Il serait très ennuyeux que je n'aie pas un peu plus d'assurance que vous. Vous m'influenceriez!»

Elle éclata de rire. Je me sentis vexée: «Ce ne serait pas forcément un mal.

– Ce serait une catastrophe», dit-elle. Elle quitta brusquement ce ton léger pour me regarder bien en face dans les yeux. Je bougeai un peu, mal à l'aise. Même aujourd'hui, je ne puis m'habituer à cette manie qu'ont les gens de vous regarder fixement quand ils vous parlent ou de venir tout près de vous pour être bien sûrs que vous les écoutiez. Faux calcul d'ailleurs, car dans ces cas-là, je né pense plus qu'à m'échapper, à reculer, je dis «oui, oui», je multiplie les manœuvres pour changer de pied et fuir à l'autre bout de la pièce; une rage me prend devant leur insistance, leur indiscrétion, ces prétentions à l'exclusivité. Anne, heureusement, ne se croyait pas obligée de m'accaparer ainsi, mais elle se bornait à me regarder sans détourner les yeux et ce ton distrait, léger, que j'affectionnais pour parler, me devenait difficile à garder.

«Savez-vous comment finissent les hommes de la race des Webb?»

Je pensai intérieurement «et de mon père».

«Dans le ruisseau, dis-je gaiement.

– Il arrive un âge où ils ne sont plus séduisants, ni «en forme», comme on dit. Ils ne peuvent plus boire et ils pensent encore aux femmes; seulement ils sont obligés de les payer, d'accepter des quantités de petites compromissions pour échapper à leur solitude. Ils sont bernés, malheureux. C'est ce moment qu'ils choisissent pour devenir sentimentaux et exigeants... J'en ai vu beaucoup devenir ainsi des sortes d'épaves.

– Pauvre Webb!» dis-je.

J'étais désemparée. Telle était la fin qui menaçait mon père, c'était vrai! Du moins, la fin qui l'eût menacé si Anne ne l'avait pris en charge.

«Vous n'y pensiez pas, dit Anne avec un petit sourire de commisération. Vous pensez peu au futur, n'est-ce pas? C'est le privilège de la jeunesse.

– Je vous en prie, dis-je, ne me jetez pas ainsi ma jeunesse à la tête. Je m'en sers aussi peu que possible; je ne crois pas qu'elle me donne droit à tous les privilèges ou à toutes les excuses. Je n'y attache pas d'importance.

– A quoi attachez-vous de l'importance? A votre tranquillité, à votre indépendance?»

Je craignais ces conversations, surtout avec Anne.

«A rien, dis-je. Je ne pense guère, vous savez.

– Vous m'agacez un peu, votre père et vous. «Vous ne pensez jamais à rien... vous n'êtes pas bons à grand-chose... vous ne savez pas..» Vous vous plaisez ainsi?

– Je ne me plais pas. Je ne m'aime pas, je ne cherche pas à m'aimer. Il y a des moments où vous me forcez à me compliquer la vie, je vous en veux presque.»

Elle se mit à chantonner, l'air pensif; je reconnaissais la chanson, mais je ne me rappelais plus ce que c'était.

«Quelle est cette chanson, Anne? Ça m'énerve...

– Je ne sais pas.» Elle souriait à nouveau, l'air un peu découragé. «Restez au lit, reposez-vous, je vais poursuivre ailleurs mon enquête sur l'intellect de la famille.»

«Naturellement, pensais-je, pour père, c'était facile.» Je l'entendais d'ici: «Je ne pense à rien parce que je vous aime, Anne.» Si intelligente qu'elle fût, cette raison devait lui paraître valable. Je m'étirai longuement avec soin et me replongeai dans mon oreiller. Je réfléchissais beaucoup, malgré ce que j'avais dit à Anne. Au fond, elle dramatisait certainement; dans vingt-cinq ans, mon père serait un aimable sexagénaire à cheveux blancs, un peu porté sur le whisky et les souvenirs colorés. Nous sortirions ensemble. C'est moi qui lui raconterais mes frasques et lui me donnerait des conseils. Je me rendis compte que j'excluais Anne de ce futur; je ne pouvais, je ne parvenais pas à l'y mettre. Dans cet appartement en pagaïe, tantôt désolé, tantôt envahi de fleurs, retentissant de scènes et d'accents étrangers, régulièrement encombré de bagages, je ne pouvais envisager l'ordre, le silence, l'harmonie qu'apportait Anne partout comme le plus précieux des biens. J'avais très peur de m'ennuyer à mourir; sans doute craignais-je moins son influence depuis que j'aimais réellement et physiquement Cyril. Cela m'avait libérée de beaucoup de peurs. Mais je craignais l'ennui, la tranquillité plus que tout. Pour être intérieurement tranquilles, il nous fallait à mon père et à moi l'agitation extérieure. Et cela, Anne ne saurait l'admettre.

CHAPITRE IX

je parle beaucoup d'Anne et de moi-même et peu de mon père. Non que son rôle n'ait été le plus important dans cette histoire, ni que je ne lui accorde de l'intérêt. Je n'ai jamais aimé personne comme lui et de tous les sentiments qui m'animaient à cette époque, ceux que j'éprouvais pour lui étaient les plus stables, les plus profonds, ceux auxquels je tenais le plus. Je le connais trop pour en parler volontiers et je me sens trop proche. Cependant, c'est lui plus que tout autre que je devrais expliquer pour rendre sa conduite acceptable. Ce n'était ni un homme vain, ni un homme égoïste. Mais il était léger, d'une légèreté sans remède. Je ne puis même pas en parler comme d'un homme incapable de sentiments profonds, comme d'un irresponsable. L'amour qu'il me portait ne pouvait être pris à la légère ni considéré comme une simple habitude de père. Il pouvait souffrir par moi plus que n'importe qui; et moi-même, ce désespoir que j'avais touché un jour, n'était-ce pas uniquement parce qu'il avait eu ce geste d'abandon, ce regard qui se détournait?... Il ne me faisait jamais passer après ses passions. Certains soirs, pour me raccompagner à la maison, il avait dû laisser échapper ce que Webb appelait «de très belles occasions». Mais qu'en dehors de cela, il eût été livré à son bon plaisir, à l'inconstance, a la facilité, je ne puis le nier. Il ne réfléchissait pas. Il tentait de donner à toute chose une explication physiologique qu'il déclarait rationnelle: «Tu te trouves odieuse? Dors plus, bois moins.» II en était de même du désir violent qu'il ressentait parfois pour une femme, il ne songeait ni à le réprimer ni à l'exalter jusqu'à un sentiment plus complexe. Il était matérialiste, mais délicat, compréhensif et enfin très bon.