«Comment va Raymond? demanda-t-elle. Sait-il que je suis venue?»

Elle avait le sourire heureux de celle qui a pardonné, qui espère. Je ne pouvais pas lui dire, à -elle, que mon père l'avait oubliée et à lui que je ne voulais pas l'épouser. Je fermai les yeux, Cyril alla chercher du café. Elsa parlait, parlait, elle me considérait visiblement comme quelqu'un de très subtil, elle avait confiance en moi. Le café était très fort, très parfumé, le soleil me réconfortait un peu.

«J'ai eu beau chercher, je n'ai pas trouvé de solution, dit Elsa.

– Il n'y en a pas, dit Cyril. C'est un engouement, une influence, il n'y a rien à faire.

– Si, dis-je. Il y a un moyen. Vous n'avez aucune imagination.»

Cela me flattait de les voir attentifs à mes paroles: ils avaient dix ans de plus que moi et ils n'avaient pas d'idée! Je pris l'air dégagé:

«C'est une question de psychologie», dis-je.

Je parlai longtemps, je leur expliquai mon plan. Ils me présentaient les mêmes objections que je m'étais posées la veille et j'éprouvais à les détruire un plaisir aigu. C'était gratuit mais à force de vouloir les convaincre, je me passionnais à mon tour. Je leur démontrai que c'était possible. Il me restait à leur montrer qu'il ne fallait pas le faire mais je ne trouvai pas d'arguments aussi logiques.

«Je n'aime pas ces combines, disait Cyril. Mais si c'est le seul moyen pour t'épouser, je les adopte.

– Ce n'est pas précisément la faute d'Anne, disais-je.

– Vous savez très bien que si elle reste, vous épouserez qui elle voudra», dit Elsa.

C'était peut-être vrai. Je voyais Anne me présentant un jeune homme le jour de mes vingt ans, licencié aussi, promis à un brillant avenir, intelligent, équilibré, sûrement fidèle. Un peu ce qu'était Cyril, d'ailleurs. Je me mis à rire.

«Je t'en prie, ne ris pas, dit Cyril. Dis-moi que tu seras jalouse quand je ferai semblant d'aimer Elsa. Comment as-tu pu l'envisager, est-ce que tu m'aimes?»

II parlait à voix basse. Discrètement, Elsa s'était éloignée. Je regardais le visage brun, tendu, les yeux sombres de Cyril. Il m'aimait, cela me donnait une curieuse impression. Je regardais sa bouche, gonflée de sang, si proche... Je ne me sentais plus intellectuelle. Il avança un peu le visage de sorte que nos lèvres, en venant à se toucher, se reconnurent. Je restai assise les yeux ouverts, sa bouche immobile contre la mienne, une bouche chaude et dure; un léger frémissement la parcourait, il s'appuya un peu plus pour l'arrêter, puis ses lèvres s'écartèrent, son baiser s'ébranla, devint vite impérieux, habile, trop habile... Je comprenais que j'étais plus douée pour embrasser un garçon au soleil que pour faire une licence. Je m'écartai un peu de lui, haletante:

«Cécile, nous devons vivre ensemble. Je jouerai le petit jeu avec Elsa.»

Je me demandais si mes calculs étaient justes. J'étais l'âme, le metteur en scène de cette comédie. Je pourrais toujours l'arrêter.

«Tu as des drôles d'idées, dit Cyril avec son petit sourire de biais qui lui retroussait la lèvre et lui donnait l'air d'un bandit, un très beau bandit...

– Embrasse-moi, murmurai-je, embrasse-moi vite.»

C'est ainsi que je déclenchai la comédie. Malgré moi, par nonchalance et curiosité. Je préférerais par moments l'avoir fait volontairement avec haine et violence... Que je puisse au moins me mettre en accusation, moi, et non pas la paresse, le soleil et les baisers de Cyril.

Je quittai les conspirateurs au bout d'une heure, assez ennuyée. Il me restait pour me rassurer nombre d'arguments: mon plan pouvait être mauvais, mon père pouvait fort bien pousser sa passion pour Anne jusqu'à la fidélité. De plus, ni Cyril ni Elsa ne pouvaient rien faire sans moi. Je trouverais bien une raison pour arrêter le jeu, si mon père paraissait s'y laisser prendre. Il était toujours amusant d'essayer, de voir si mes calculs psychologiques étaient justes ou faux.

Et de plus, Cyril m'aimait, Cyril voulait m'épouser: cette pensée suffisait à mon euphorie. S'il pouvait m'attendre un an ou deux, le temps pour moi de devenir adulte, j'accepterais. Je me voyais déjà vivant avec Cyril, dormant contre lui, ne le quittant pas. Tous les dimanches, nous irions déjeuner avec Anne et mon père, ménage uni, et peut-être même la mère de Cyril, ce qui contribuerait à créer l'atmosphère du repas.

Je retrouvai Anne sur la terrasse, elle descendait sur la plage rejoindre mon père. Elle m'accueillit avec l'air ironique dont on accueille les gens qui ont bu la veille. Je lui demandai ce qu'elle avait failli me dire le soir avant que je m'endorme, mais elle refusa en riant, sous prétexte que ça me vexerait. Mon père sortait de l'eau, large et musclé, – il me parut superbe. Je me baignai avec Anne, elle nageait doucement, la tête hors de l'eau pour ne pas mouiller ses cheveux. Puis, nous nous allongeâmes tous les trois côte à côte, à plat ventre, moi entre eux deux, silencieux et tranquilles.

C'est alors que le bateau fit son apparition à l'extrémité de la crique, toutes voiles dehors. Mon père le vit le premier.

«Ce cher Cyril n'y tenait plus, dit-il en riant. Anne, on lui pardonne? Au fond, ce garçon est gentil.»

Je relevai la tête, je sentais le danger.

«Mais qu'est-ce qu'il fait? dit mon père. Il double la crique. Ah! mais il n'est pas seul...»

Anne avait à son tour levé la tête. Le bateau allait passer devant nous et nous doubler. Je distinguai le visage de Cyril, je le suppliai intérieurement de s'en aller.

L'exclamation de mon père me fit sursauter. Pourtant, depuis deux minutes déjà, je l'attendais:

«Mais... mais c'est Elsa! Qu'est-ce qu'elle fait là?»

II se tourna vers Anne:

«Cette fille est extraordinaire! Elle a dû mettre le grappin sur ce pauvre garçon et se faire adopter par la vieille dame.»

Mais Anne ne l'écoutait pas. Elle me regardait. Je croisai son regard et je reposai mon visage dans le sable, inondée de honte. Elle avança la main, la posa sur mon cou:

«Regardez-moi. M'en voulez-vous?»

J'ouvris les yeux: elle penchait sur moi un regard inquiet, presque suppliant. Pour la première fois, elle me regardait comme on regarde un être sensible et pensant, et cela le jour où... Je poussai un gémissement, je détournai violemment la tête vers mon père pour me libérer de cette main. Il regardait le bateau.

«Ma pauvre petite fille, reprit la voix d'Anne, une voix basse. Ma pauvre petite Cécile, c'est un peu ma faute, je n'aurais peut-être pas dû être si intransigeante... Je n'aurais pas voulu vous faire de peine, le croyez-vous?»

Elle me caressait les cheveux, la nuque, tendrement. Je ne bougeais pas. J'avais la même impression que lorsque le sable s'enfuyait sous moi, au départ d'une vague: un désir clé défaite, de douceur m'avait envahie et aucun sentiment, ni la colère, ni le désir, ne m'avait entraînée comme celui-là. Abandonner la comédie, confier ma vie, me mettre entre ses mains jusqu'à la fin de mes jours. Je n'avais jamais ressenti une faiblesse aussi envahissante, aussi violente. Je fermai les yeux. Il me semblait que mon cœur cessait de battre.

CHAPITRE IV

mon père n'avait pas témoigné d'autre sentiment que l'étonnement. La femme de chambre lui expliqua qu'Elsa était venue prendre sa valise et était repartie aussitôt. Je ne sais pas pourquoi elle ne lui parla pas de notre entrevue. C'était une femme du pays, très romanesque, elle devait se faire une idée assez savoureuse de notre situation. Surtout avec les changements de chambres qu'elle avait opérés.

Mon père et Anne donc, en proie à leurs remords, me témoignèrent des attentions, une bonté qui, insupportable au début, me fut vite agréable. En somme, même si c'était ma faute, il ne m'était guère agréable de croiser sans cesse Cyril et Elsa, au bras l'un de l'autre, donnant tous les signes d'une entente parfaite. Je ne pouvais plus faire de bateau, mais je pouvais voir passer Elsa, décoiffée par le vent comme je l'avais été moi-même. Je n'avais aucun mal à prendre l'air fermé et faussement détaché quand nous les rencontrions. Car nous les rencontrions partout: dans le bois de pins, dans le village, sur la route. Anne me jetait un coup d'œil, me parlait d'autre chose, posait sa main sur mon épaule pour me réconforter. Ai-je dit qu'elle était bonne? Je ne sais pas si sa bonté était une forme affinée de son intelligence ou plus simplement de son indifférence, mais elle avait toujours le mot, le geste justes, et si j'avais eu à souffrir vraiment, je n'aurais pu avoir de meilleur soutien.