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Le règne de la marchandise suppose qu’on en vende: ton boulot consiste à convaincre les consommateurs de choisir le produit qui s’usera le plus vite. Les industriels appellent cela «programmer l’obsolescence». Tu seras prié de fermer les yeux et de garder tes états d’âme par-devers toi. Oui, comme Maurice Papon, tu pourras toujours te défendre en clamant que tu ne savais pas, ou que tu ne pouvais pas faire autrement, ou que tu as essayé de ralentir le processus, ou que tu n’étais pas obligé d’être un héros… Reste que chaque jour, pendant dix ans, tu n’as pas bronché. Sans toi les choses auraient peut-être pu se passer autrement. On aurait sans doute pu imaginer un monde sans affiches omniprésentes, des villages sans enseignes Kienlaidissentout, des coins de rue sans fast-foods, et des gens dans ces rues. Des gens qui se parlent. La vie n’était pas obligée d’être organisée ainsi. Tu n’as pas voulu tout ce malheur artificiel. Tu n’as pas fabriqué toutes ces autos immobiles (2,5 milliards de bagnoles sur Terre en 2050). Mais tu n’as rien fait pour redécorer le monde. L’un des dix commandements de la Bible dit: «Tu ne feras point d’image taillée ni de représentation… et tu ne te prosterneras pas devant elles». Tu es donc, comme le monde entier, pris en flagrant délit de péché mortel. Et la punition divine, on la connaît: c’est l’Enfer dans lequel tu vis.

— Vous avez un créneau pour que je vous débriefe ou vous êtes overbookés?

Jean-François, le commercial sur Madone, passe une tête dans ton bureau.

— Charlie est à l’achat d’art, repasse plutôt en début d’après-midi.

— OK, dit-il, tu te doutes qu’il faut qu’on en remette une couche sur Maigrelette. Va falloir calmer le jeu.

— La séduction, la séduction, tel est notre sacerdoce, il n’y a rien d’autre sur Terre, c’est le seul moteur de l’humanité.

Il te contemple d’un drôle d’oeil.

— Dis donc, tu es sûr que t’es bien reposé ce weekend?

— Je suis d’attaque pour une nouvelle semaine en tant que Suppôt de la Société Spectaculaire. En route vers le Quatrième Reich!

J.-F. s’approche de toi et fixe le bout de ton nez.

— Tu as un peu de blanc, là.

Il époussette ton pif poudré avec le revers de sa manche, puis reprend:

— Je serai peut-être en rendez-vous à l’extérieur tout à l’heure, mais de toute façon tu peux me toucher sur mon portable.

— Mmm, Jef, j’adore te toucher sur ton portable.

Bientôt Charlie revient s’asseoir en face de toi. Charlie est un rempart: il est aussi baraqué que tu es fluet. Charlie est un homme heureux ou alors il imite bien le bonheur. Il a une femme et deux enfants; il envisage la vie sous un angle constructif — à chacun sa façon de conjurer l’absurdité universelle. Charlie te pardonne tes excès. Tu aimes Charlie car il te compense. Il fume des pétards pendant que tu t’insensibilises les dents. Il passe ses journées à dénicher les pires images ultra-pornographiques sur Internet: par exemple, une femme qui suce un cheval; un type qui cloue ses testicules sur une planche en bois; une très grosse dame fistée par un bras en plastique; il trouve ça «distrayant».

— Tu connais The Grind sur MTV? Je pense qu’il y a un truc à faire avec cette foule pas sentimentale, cette esthétique de la surface, cet attroupement putassier.

Charlie t’approuve en roulant son pétard:

— Ah oui, elle n’est pas normale cette émission. On pourrait proposer à Maigrelette de la sponsoriser. Et pour faire la pub, on sélectionnerait des extraits de vingt secondes en y rajoutant leur logo en haut à droite, à la place de celui de MTV…

— Joli coup. On verrait les bellâtres et les pétasses en train de gigoter sur la chaîne «Maigrelette TV»! On pourrait même asiler ça sur CNN! Et relayer sur le terrain par des soirées événementielles co-brandées «Grind-Maigrelette»!

— Oui! Et comme il existe des heures et des heures d’émission, on pourrait en diffuser chaque jour des morceaux différents: ce serait le premier spot de pub sans répétition!

— Excellent pour les retombées presse, ça. Note ce que tu viens de dire pour le mettre sur le communiqué de lancement.

— OK, mais comment on introduit le bénéfice «Maigrelette rend beau et intelligent»?

— J’y ai pensé. Alors écoute ça. On voit des centaines de jeunes qui dansent sur de la house, au bord de la piscine géante, sous le ciel bleu électrique. Et soudain, au bout de vingt secondes, une phrase apparaît: «MAIGRELETTE. ET ENCORE, VOUS NE LES AVEZ PAS ENTENDUS CAUSER».

— Octave, t’es un génie!

— Non, Charlie, c’est toi le meilleur!

— Je sais.

— Moi aussi.

— Gros bisou.

— J’adore ce que tu fais.

— Non, j’adore ce que tu ES.

Ni une ni deux, tu rédiges le nouveau script, tandis que Charlie dégote une nouvelle vidéo sur le web: il s’agit d’un type qui a enfilé un godemichet au bout d’une perceuse; il peut ainsi le faire vriller dans le vagin d’une adolescente pendant qu’elle suce son tampon périodique usagé. Distrayant, en effet.

Le lendemain tu montres le nouveau script à Marronnier qui opine du chef (normal, c’est lui, le chef):

— Toujours aussi invendable, mais si ça vous amuse d’essayer, allez-y tête baissée. Tout ce que je te demande, Octave, c’est de ne pas recommencer tes graffitis à la Charles Manson au sein des locaux de notre clientèle bien-aimée.

Après, tu recontactes le commercial sur son téléphone insu-portable.

— Jean-François, on tient quelque chose.

— Youpêka!

(Il s’agit de la contraction de «youpi» et «eurêka».)

— Mais il nous faut trois semaines de délai.

Silence à l’autre bout du sans-fil.

— Vous êtes cinglés les gars? Je dois leur représenter quelque chose la semaine prochaine!

— Quinze jours.

— Dix.

— Douze.

— Onze.

— Envoyons-lui une VHS de l’émission cet aprèsmidi, tranche Charlie. Chez Madone, ils vont être tellement épatés qu’on ait réagi si vite, qu’ils vont acheter l’idée sans réfléchir.

J.-F. ajoute que «c’est un discours très produit mais qui repose sur un discours marque fédérateur» (fin de citation). Toi, tu applaudis. On a beaucoup dit que les créatifs méprisaient les commerciaux et réciproquement. Ce n’est pas vrai: ils ont besoin les uns des autres, et dans une entreprise on n’aime que les individus dont on a besoin; les autres, on fait leur connaissance à leur pot de départ. Charlie tient la forme. Et de toute façon, quand Charlie tranche, personne ne discute.

3

Sophie t’a dit au revoir comme si elle t’avait dit bonjour.

Tu déjeunes seul.

Autrefois tu avais trop d’amis et maintenant tu n’en as plus.

Cela veut dire que tu n’en as jamais eu.

Tu bois, ta veste pue la raclette.

C’est chouette.

«Laisse-moi te quitter, laisse-moi partir, laisse-moi redevenir un jeune connard», tu lui as dit.

Tu sors sans tes lunettes pour n’y voir qu’à un mètre.

La myopie est ton dernier luxe. Tout est merveilleusement flou comme dans un vidéo-clip.

Tout est surface.

Tiens-toi bien.

Tu es à la pointe de la société de consommation et à la cime de la société de communication.

Tu commandes un sushi de foie gras poêlé au poivre de Sichuan avec chutney de poire, sauce fond de veau, soja et vinaigre balsamique.

Devant toi, une fille sourit.

Tu l’aimes. Elle ne le saura jamais.

Flûte.

C’était une belle minute.

Accoudé au bar, tu rêves de femmes nouvelles. Tu as mis du temps à savoir ce que tu voulais dans la vie: la solitude, le silence, boire, lire, te droguer, écrire et, de temps en temps, faire l’amour avec une très jolie fille que tu ne reverras jamais.

Or c’était l’heure où les créatifs se font sucer. En passant par le Bois de Boulogne, tu t’arrêtes pour acheter une fellation sans capote. Vingt minutes après, tu es de retour à l’agence.

— Virez-moi!