Gros contact. Quelqu'un a sauté sur sa toile.

C'est une araignée qui aimerait s'attribuer le travail d'autrui. Voleuse! La première la chasse vite, avant qu'une proie ne surgisse.

Justement, elle sent dans sa patte arrière gauche l'arrivée d'une sorte de mouche en provenance de l'est. Elle n'a pas l'air de voler très vite. Si elle ne change pas de cap, il semble qu'elle doive tomber pile dans son piège.

Piaf! Touche.

C'est une fourmi ailée…

L'araignée — qui n'a pas de nom, car les êtres Solitaires n'ont nul besoin de reconnaître ceux de leur espèce — attend calmement.

Quand elle était plus jeune, elle se laissait emporter par son enthousiasme et a perdu comme ça pas mal de proies. Elle croyait que tout insecte pris dans sa toile était condamné. Or, il ne l'est qu'à 50 pour cent lors du contact. Le facteur temps est décisif. Il faut patienter, et le gibier affolé s'entrave de lui-même. Tel est le raffinement suprême de la philosophie arachnéenne: Il n'y a pas de meilleure technique de combat que celle qui consiste à attendre que ton adversaire se détruise tout seul… Au bout de quelques minutes, elle s'approche pour mieux examiner sa prise. C'est une reine. Une reine rousse de l'empire de l'Ouest. Bel-o-kan. Elle a déjà entendu parler de cet empire hypersophistiqué. Il paraît que ses millions d'habitants sont devenus tellement «interdépendants» qu'ils ne savent plus se nourrir seuls! Quel intérêt, et où est le progrès?

Une de leurs reines… Elle tient entre ses griffes tout un pan du futur de ces indécrottables envahisseurs. Elle n'aime pas les fourmis. Elle a vu sa propre mère chassée par une horde de fourmis tisseuses rouges…

Elle lorgne sa proie, qui n'en finit pas de se débattre. Stupides insectes, ils ne comprendront donc jamais que leur pire ennemi est leur propre affolement. Plus la fourmi ailée tente de s'échapper, plus elle s'empêtre dans la soie… causant d'ailleurs des dégâts qui contrarient l'araignée. Chez 56e, l'abattement succède à la colère. Elle ne peut pratiquement plus bouger. Le corps déjà emmailloté dans la fine soie, chaque mouvement ajoute une épaisseur à sa gangue. Elle n'en revient pas d'échouer si bêtement après avoir surmonté tant d'épreuves.

Dans un cocon blanc, elle est née; dans un cocon blanc, elle va mourir. L'araignée s'approche encore, vérifiant au passage les filins endommagés. 56e peut ainsi voir de près un superbe animal orange et noir, pourvu de huit yeux verts placés en couronne au-dessus de sa tête. Elle en a déjà mangé des comme ça. A chacun son tour de servir de déjeuner… Et l'autre qui lui crache de la soie dessus!

On ne ficelle jamais trop, se dit quant à elle l'araignée. Puis elle exhibe deux inquiétants crochets à venin. Mais en réalité, les arachnides ne tuent pas, pas tout de suite. Comme elles prisent la viande palpitante, plutôt que d'achever leur proie, elles l'assomment avec leur venin sédatif et ne la réveillent que pour la grignoter un peu. Elles peuvent ainsi dévorer à volonté de la viande bien fraîche, bien à l'abri sous son emballage de soie. Une telle dégustation peut durer une semaine.

56e a entendu parler de cet usage. Elle frémit. C'est pire que la mort. Etre amputé progressivement de tous ses membres… À chaque réveil on vous arrache quelque chose et on vous rendort. Vous diminuez un peu plus à chaque fois, jusqu'à l'heure du prélèvement ultime, celui qui vous arrache les organes vitaux et vous offre enfin le sommeil libérateur.

Plutôt s'autodétruire! Fuyant l'horrible et trop proche vision des crochets, elle se met en devoir de ralentir les battements de son cœur.

Juste à ce moment, un éphémère heurte la toile, avec un tel élan que le rebord des soies le ligote aussitôt, bien serré… Il était né il y a à peine quelques minutes, et il allait mourir de vieillesse dans quelques heures. Vie éphémère, vie d'éphémère. Il devait agir vite sans perdre le quart d'une seconde. Comment rempliriez-vous votre existence si vous saviez que vous êtes né le matin pour mourir le soir?

A peine est-il sorti de ses deux ans de vie larvaire, l'éphémère part à la recherche d'une femelle pour se reproduire. Vaine recherche de l'immortalité à travers sa progéniture. Sa journée unique, l'éphémère va l'occuper à cette quête. Il ne pense alors ni à manger, ni à se reposer, ni à faire le difficile. Son principal prédateur, c'est le Temps. Chaque seconde est pour lui un adversaire. Et, à côté du Temps même, la terrible araignée n'est qu'un facteur de retardement et non un ennemi à part entière. Il sent la vieillesse progresser à grands pas dans son corps. Dans quelques heures, il sera sénile. Il est fichu. Il est né pour rien. Quelle insupportable défaite… L'éphémère se débat. Le problème avec les toiles d'araignées, c'est que si on remue on se fait avoir, mais si on ne remue pas on ne s'en sort pas pour autant… L'araignée le rejoint et donne quelques tours de cordelette supplémentaire. Voilà deux belles proies qui vont lui fournir toutes les protéines nécessaires pour fabriquer une seconde toile dès demain. Mais alors qu'elle s'apprête une fois de plus à endormir sa victime, elle perçoit une vibration différente. Une vibration… intelligente. Tip tip tiptiptip tip tip tiptip. C'est une femelle! Elle avance sur un fil, qu'elle tapote afin d'émettre un signal:

Je suis tienne, je ne viens pas voler ta nourriture.

Cette façon de vibrer, le mâle n'a jamais rien senti d'aussi erotique. Tip tip tiptiptip. Ah, il n'y tient plus, il court vers sa bien-aimée (une jeunette de quatre mues, quand lui en compte déjà douze). Sa taille est trois fois supérieure à la sienne, mais justement il aime les grosses. Il lui désigne les deux proies dans lesquelles ils puiseront tout à l'heure de nouvelles forces. Puis ils se mettent en situation de copuler. Chez l'araignée c'est assez compliqué. Le mâle n'a pas de pénis mais une sorte de double canon génital. Il se hâte de bâtir une cible, toile en réduction qu'il arrose de ses gamètes. Y mouillant une de ses pattes, il la fourre dans le réceptacle de la femelle. Il fait ça plusieurs fois, surexcité. La jeune beauté a atteint pour sa part un tel degré de pâmoison qu'elle ne peut soudain se retenir d'attraper la tête du mâle et de la croquer. Dès lors, ce serait bête de ne pas le manger en entier, Eh bien, cela accompli, elle a toujours faim. Elle se jette sur l'éphémère et lui rend la vie encore plus courte. Elle se tourne à présent vers la reine fourmi, qui, voyant revenue l'heure de la piqûre, panique et gigote.

56e a décidément de la chance, car l'entrée d'un nouveau personnage surgissant bruyamment du fond de l'horizon remet tout en cause. C'est encore une de ces bestioles du Sud qui sont récemment montées vers le nord. Une très grosse bestiole à vrai dire, un hanneton unicorne ou coléoptère rhinocéros. Il percute la toile en plein coeur, l'étiré comme une glu… et la rompt. Le 95/10, c'est solide pour autant qu'on n'exagère pas. Le beau napperon de soie explose en mèches et lambeaux planeurs.

La femelle araignée a déjà sauté en s'accrochant à son filin de rappel. Libérée de son blanc carcan, la reine fourmi se traîne discrètement par terre, incapable de redécoller.

Mais l'araignée a la tête ailleurs. Elle escalade une branche pour y construire une pouponnière de soie où elle pourra pondre. Lorsque ses dizaines de petits auront éclos, leur plus grande hâte sera de manger leur mère. On est comme ça chez les araignées, on ne sait pas dire merci.

— Bilsheim!

Il éloigna vivement l'écouteur, comme s'il se fût agi d'une bête qui pique. Il s'agissait de sa chef… Solange Doumeng.

— Allô?

— Je vous avais donné des ordres et vous n'avez encore rien fait. Qu'est-ce que vous fabriquez? Vous attendez que toute la ville disparaisse dans cette cave? je vous connais Bilsheim, vous ne pensez qu'à vous reposer! Or je n'accepte pas les feignasses! Et j'exige que vous résolviez cette affaire dans les quarante-huit heures!