— Mais, madame…

— Il n'y a pas de «mais médème»! Vos gaziers ont reçu mes consignes, vous n'avez plus qu'à descendre avec eux demain matin, tout le matériel sera sur place. Alors levez-vous un peu le cul, nom d'un chien!

Un stress l'envahit. Ses mains tremblèrent. Il n'était pas un homme libre. Pourquoi devait-il obéir? Pour échapper au chômage, pour ne pas être exclu de la société. Ici et maintenant, sa seule façon de concevoir sa liberté était de se représenter en clochard, et il n'était pas encore prêt pour ce genre d'épreuve. Son besoin d'ordre et de socialisation entra en conflit avec son désir de ne pas subir la volonté des autres. Un ulcère naquit sur le champ de bataille, c'est-à-dire dans son estomac. Le respect de l'ordre gagna sur le goût de la liberté. Alors il obtempéra.

La troupe de chasseresses se tient dissimulée derrière un rocher, en train d'observer le lézard. Celui-ci mesure bien soixante têtes de long (dix-huit centimètres). Sa cuirasse rocailleuse d'un jaune verdâtre semé de taches noires produit un effet de peur et de dégoût. 103683e a l'impression que ces taches sont les éclaboussures du sang de toutes les victimes du saurien.

Comme prévu, l'animal est engourdi par le froid. Il marche, mais au ralenti; on dirait qu'il hésite avant de poser la patte quelque part.

Lorsque le soleil est sur le point d'apparaître, une phéromone est lâchée.

Sus à la Bête!

Le lézard voit fondre sur lui une armée de petites choses noires agressives. Il se dresse lentement, ouvre une gueule rose où danse une langue rapide qui fouette les fourmis les plus proches, les englue et les engloutit dans sa gorge. Puis il fait un petit rot et s'éloigne à la vitesse de l'éclair. Diminuées d'une trentaine des leurs, les chasseresses demeurent abasourdies, le souffle coupé. Pour quelqu'un d'anesthésié par le froid, l'autre ne manque pas de ressources!

103683e, qu'on ne peut soupçonner de couardise, est l'une des premières à dire que s'attaquer à un tel animal est un suicide. La place forte paraît imprenable. La peau du lézard est une armure inattaquable à la mandibule ou à l'acide. Et sa taille, sa vivacité, même à faible température, lui donnent une supériorité difficilement compensable.

Cependant, les fourmis ne renoncent pas. Telle une meute de loups minuscules, elles s'élancent sur les traces du monstre. Elles galopent sous les fougères en lançant des phéromones menaçantes, aux odeurs de mort. Cela n'effraie pour l'instant que les limaces, mais aide les fourmis à se sentir terribles et invulnérables. Elles retrouvent le lézard quelques milliers de têtes plus loin, collé à l'écorce d'un épicéa, sans doute occupé à digérer son petit déjeuner. Il faut agir! Plus on attend, plus il gagne en énergie! S'il demeure rapide dans le froid, il deviendra surpuissant lorsqu'il sera bien gavé de calories solaires. Agora d'antennes. Il faut improviser une attaque. Une tactique est mise au point.

Des guerrières se laissent tomber d'une branche sur la tête de l'animal. Elles tentent de l'aveugler en mordillant ses paupières et commencent à lui forer les naseaux. Mais ce premier commando échoue. Le lézard se brosse la face d'une patte agacée et gobe les traînardes.

Une deuxième vague d'assaillantes accourt déjà. Presque à portée de langue, elles font un large et surprenant détour… avant de fondre brutalement sur son moignon de queue. Comme dit Mère: Chaque adversaire a son point faible. Trouve-le, et n'affronte que cette faiblesse.

Elles rouvrent la cicatrice en la brûlant à l'acide et s'engouffrent à l'intérieur du saurien, lui envahissent les boyaux. Il roule sur le dos, pédale avec ses pattes postérieures, se frappe le ventre avec les pattes de devant. Mille ulcères le rongent. Et c'est alors qu'un autre groupe prend enfin pied dans les naseaux, aussitôt agrandis et creusés à coups de jets bouillants. Juste au-dessus, on s'attaque aux yeux. On fait éclater ces billes molles, mais les cavités oculaires s'avèrent des impasses; le trou du nerf optique est trop étroit pour qu'on puisse l'emprunter et atteindre le cerveau. On rejoint donc les équipes déjà enfoncées loin dans les naseaux… Le lézard se contorsionne, se plonge une patte dans la gueule pour essayer d'écraser les fourmis qui lui percent la gorge. Trop tard.

Dans un recoin des poumons, 4000e a retrouvé sa jeune collègue 103683e. Il fait noir là-dedans, et elles n'y voient rien car les asexuées n'ont pas d'ocelles infrarouges. Elles joignent le bout de leurs antennes. Allez, profitons de ce que nos sœurs sont affairées pour partir dans la direction de la termitière de l'Est. Elles croiront que nous avons été tuées au combat. Elles ressortent par où elles sont entrées, par le moignon caudal, qui saigne maintenant abondamment. Demain le saurien sera découpé en milliers de lambeaux comestibles. Certains seront recouverts de sable et charriés à Zoubi-zoubi-kan; d'autres parviendront même à Bel-o-kan, et l'on inventera encore tout un récit épique pour décrire cette chasse. La civilisation fourmi a besoin de se conforter dans sa force. Vaincre les lézards est une chose qui la rassure particulièrement.

METISSAGE: Il serait faux dépenser que les nids sont imperméables aux présences étrangères. Certes, chaque insecte porte le drapeau odorant de sa cité, mais n'est pas pour autant «xénophobe» au sens où on l'entend chez les humains. Par exemple, si l'on mélange dans un aquarium rempli de terre une centaine de fourmis formica rufa avec une centaine de fourmis lazius niger — chaque espèce comprenant une reine fertile — , on s'aperçoit qu'après quelques escarmouches sans morts et de longues discussions antennaires les deux espèces se mettent à construire ensemble la fourmilière. Certains couloirs sont adaptés à la taille des rousses, d'autres à la taille des noires, mais ils s'entrecroisent et se mêlent si bien que la preuve en est faite: il n'existe pas uneespèce dominante qui essayerait d'enfermer l'autre dans un quartier réservé, un ghetto dans la cité.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relafifet absolu.

Le chemin qui mène aux territoires de l'Est n'est pas encore nettoyé. Les guerres contre les termites empêchent tout processus de pacification de la région. 4 000e et 103 683e trottent sur une piste où ont eu lieu bien des escarmouches. De superbes papillons venimeux tournent à l'aplomb de leurs antennes, et cela ne va pas sans les inquiéter.

Plus loin, 103 683e sent quelque chose qui grouille sous sa patte droite. Elle finit par identifier des acariens, êtres minuscules caparaçonnés de pointes et d'antennes, de poils et de crochets, qui migrent en troupeaux à la recherche de niches bien poussiéreuses. 103 683e est amusée par cette vision. Dire qu'il existe des êtres aussi petits que les acariens et d'autres aussi gros que les fourmis sur la même planète! 4000e s'arrête devant une fleur. Elle a soudain trop mal. Dans son vieux corps qui en a vu de dures aujourd'hui, les jeunes larves d'ichneumon ont fini par se réveiller. Sans doute déjeunent-elles, donnant gaiement de la fourchette et du couteau dans les organes internes de la pauvre fourmi. 103683e va pour la secourir chercher au fond de son jabot social quelques molécules de miellat de lomechuse. Au terme de la bagarre dans les souterrains de Bel-o-kan, elle en avait recueilli une quantité infime, à titre d'analgésique. Elle l'avait manipulée avec beaucoup de prudence et n'avait pas été contaminée par ce délicieux poison. Les douleurs de 4 000e se calment dès l'ingestion de la liqueur. Pourtant, elle en réclame d'autre. 103 683e veut la raisonner, mais 4 000e insiste, elle est prête à se battre pour vider les entrailles de sa copine de la précieuse drogue. Alors qu'elle veut bondir et la frapper, elle glisse dans une sorte de cratère sablonneux. Un piège de fourmilion!