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– Il me semble, observa le prince, que tout cela n’a pas grand rapport avec votre affaire.

– Voilà trois jours que je reste couché ici et j’en ai déjà pas mal vu! s’exclama le jeune homme sans écouter le prince. – Figurez-vous qu’il a des soupçons sur cet ange, cette jeune fille aujourd’hui orpheline, ma cousine et sa fille; il cherche chaque nuit si elle ne cache pas un galant. Il se glisse ici à pas de loup et regarde sous mon divan. La défiance lui a tourné la tête; il voit des voleurs dans tous les coins. La nuit il saute hors du lit à chaque instant, va s’assurer que les portes et les fenêtres sont bien fermées et inspecte le poêle. Ce manège se renouvelle jusqu’à sept fois dans une même nuit. Au tribunal il plaide pour des fripons; ici il se relève encore trois autres fois par nuit pour faire ses prières; il se met à genoux dans ce salon et passe une demi-heure à se frapper le front contre le plancher, à psalmodier et à faire des invocations à tort et à travers! Sans doute est-ce l’effet de l’ivresse. Il a prié pour le repos de l’âme de la comtesse Du Barry; je l’ai entendu de mes propres oreilles. Kolia l’a entendu aussi. Bref il a totalement perdu l’esprit!

– Vous voyez, prince, vous entendez comme il me bafoue! s’écria Lébédev tout rouge et hors de lui. – Je suis peut-être un ivrogne, un coureur, un voleur et un mauvais sujet, mais il y a une chose que ce dénigreur ne sait pas, c’est que, quand il était au berceau, c’est moi qui l’emmaillotais et le lavais. Je passais des nuits blanches à le veiller, lui et sa mère, ma sœur Anissia, qui était veuve et tombée dans la misère; bien qu’aussi misérable qu’eux, je les soignais quand ils étaient malades; j’allais voler du bois chez le concierge; j’avais le ventre creux mais je chantais en faisant claquer mes doigts pour endormir le bébé. Je l’ai dorloté et voilà maintenant qu’il me tourne en ridicule. Et qu’est-ce que cela peut te faire que je me sois signé en priant pour le repos de l’âme de la comtesse Du Barry? Prince, il y a trois jours, j’ai lu, pour la première fois de ma vie, sa biographie dans une encyclopédie. Mais sais-tu toi-même qui était la Du Barry? Parle: le sais-tu, oui ou non?

– Ne dirait-on pas que tu es le seul à le savoir? murmura le jeune homme presque malgré lui mais d’un ton moqueur.

– C’était une comtesse qui, sortie de la fange, devint presque reine, au point qu’une grande impératrice l’appelait ma cousine [57] dans une lettre écrite de sa main. Au lever du Roi (sais-tu ce que c’était que le lever du Roi?) un cardinal, nonce du pape, s’offrit pour lui mettre ses bas de soie: il considérait cela comme un honneur, tout dignitaire et saint homme qu’il fût! Sais-tu cela? Je vois sur ta figure que tu l’ignores. Voyons, comment est-elle morte? Réponds si tu le sais.

– Fiche-moi la paix! Tu m’ennuies.

– Voici comment elle est morte. Après tous ces honneurs et cette demi-souveraineté, le bourreau Sanson l’a traînée à la guillotine, bien qu’innocente, pour faire plaisir aux poissardes de Paris. Son épouvante fut telle qu’elle ne comprit rien à ce qu’on voulait faire d’elle. Quand elle sentit que le bourreau lui courbait la nuque sous le couperet et la poussait à coups de pied, tandis que les gens riaient autour d’elle, elle se mit à crier: «Encore un moment, monsieur le bourreau, encore un moment [58]!» Eh bien! c’est peut-être pour ce moment-là que Dieu lui pardonnera, car on ne peut pas imaginer, pour l’âme humaine, une plus grande misère que celle-là. Sais-tu ce que veut dire le mot «misère»? Il désigne précisément ce moment-là. Quand j’ai lu le passage où est relaté ce cri de la comtesse suppliant qu’on lui fasse grâce d’un moment, j’ai eu le cœur serré comme entre des tenailles. Que t’importe, vermisseau, qu’en me couchant j’aie eu dans mes prières une pensée pour cette grande pécheresse? Si je l’ai eue, c’est peut-être parce que personne ne s’est avisé, jusqu’à ce jour, de prier ou même de faire un signe de croix pour elle. Il lui sera sans doute agréable, dans l’autre monde, de sentir qu’il s’est trouvé ici-bas un pécheur comme elle pour prier, ne serait-ce qu’une fois, pour son âme. Pourquoi ricanes-tu? Tu ne le crois pas, athée que tu es? Et qu’en sais-tu? D’ailleurs si tu m’as écouté, tu as rapporté de travers ce que tu as entendu: je n’ai pas prié seulement pour la comtesse Du Barry, j’ai dit: «Accorde, Seigneur, le repos à l’âme de la grande pécheresse que fut la comtesse Du Barry et à toutes celles qui lui ressemblent!» Or ceci est tout à fait différent, car il y a dans l’autre monde beaucoup de grandes pécheresses qui ont connu les vicissitudes de la fortune, qui en ont souffert, et qui maintenant gémissent dans les affres et l’attente. J’ai aussi prié pour toi et pour tes pareils, les sans-vergogne et les insolents. Voilà comment j’ai prié, puisque tu te mêles maintenant d’écouter mes prières…

– C’est bon, en voilà assez! prie pour qui tu veux et que le diable t’emporte! tu n’as pas besoin de crier, interrompit avec colère le neveu. – Il faut vous dire, prince, que nous avons en lui un érudit; vous ne le saviez pas? ajouta-t-il sur un ton d’ironie forcée. Il passe maintenant son temps à lire toutes sortes de livres et de mémoires de ce genre.

– En tout cas, votre oncle n’est pas un homme… dénué de cœur, fit remarquer le prince comme par manière d’acquit. Le jeune homme lui devenait foncièrement antipathique.

– Vos louanges vont lui monter à la tête. Voyez comme il les savoure aussitôt: il met la main sur sa poitrine et fait la bouche en cœur. Ce n’est pas un homme dénué de sensibilité, soit! mais c’est un fripon, et un ivrogne par-dessus le marché, voilà le malheur! Il est détraqué comme tous ceux qui vivent depuis des années dans l’ivrognerie; c’est pour cela que chez lui tout craque. Je concède qu’il aime ses enfants et qu’il s’est montré respectueux pour ma défunte tante… Il m’aime moi aussi et, Dieu merci! il ne m’a pas oublié dans son testament.

– Je ne te laisserai rien! s’écria Lébédev exaspéré.

– Écoutez, Lébédev, dit le prince d’une voix ferme en se détournant du jeune homme, je sais par expérience que vous êtes un homme sérieux en affaires quand vous le voulez… Je ne dispose que de fort peu de temps et si vous… Excusez-moi: j’ai oublié vos nom et prénom; voulez-vous me les rappeler?

– Ti… ti… moféi [59].

– Et?

– Loukianovitch.

De nouveau tout le monde éclata de rire.

– Il a menti! s’écria le neveu. Il a menti même en disant son nom. Prince, il ne s’appelle pas du tout Timoféï Loukianovitch, mais Loukiane Timoféïévitch! Dis-nous pourquoi tu as menti? Loukiane ou Timoféï, n’est-ce pas tout un pour toi? Et qu’est-ce que cela peut faire au prince? Ma parole, il ment par pure habitude!

– Se peut-il qu’il en soit ainsi? demanda le prince qui perdait patience.

– C’est vrai, je m’appelle Loukiane Timoféïévitch, avoua piteusement Lébédev en baissant les yeux avec soumission et en portant de nouveau la main à son cœur.

– Mais, bonté divine, pourquoi alors avez-vous menti?

– Par humilité, balbutia Lébédev en baissant davantage la tête.

– Je ne vois pas quelle humilité il y a dans ce mensonge. Ah! si seulement je savais où trouver maintenant Kolia! dit le prince en faisant mine de s’en aller.

– Je vais vous dire où est Kolia, déclara le jeune homme.

– Non, non! interrompit précipitamment Lébédev.

– Kolia a passé la nuit avec nous, il est parti ce matin chercher son général, que vous avez, prince, tiré de la prison pour dettes, Dieu sait pourquoi! Hier le général avait promis de venir coucher ici, mais il n’a pas paru. Il a probablement été loger à deux pas, à l’Hôtel de la Balance. Kolia est donc là, à moins qu’il ne soit allé à Pavlovsk, chez les Epantchine. Comme il avait de l’argent, il voulait déjà s’y rendre hier. Ainsi vous le trouverez à la Balance ou à Pavlovsk.

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[57] En français dans le texte.

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[58] En français dans le texte.

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[59] Forme russe de Timothée. – N. d. T.