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– Pourquoi restes-tu court? continue, ne te trouble pas!

– Votre Honneur! s’écria Lébédev avec exaltation, avez-vous suivi dans les journaux le meurtre de la famille Jémarine?

– Oui, répondit le prince quelque peu étonné.

– Eh bien! voilà en personne l’assassin de la famille Jémarine; c’est lui-même.

– Qu’est-ce à dire? fit le prince.

– Entendons-nous: je parle par allégorie. Je veux dire que c’est le futur assassin d’une future famille Jémarine, s’il s’en trouve une seconde. Il s’y prépare…

Tout le monde se mit à rire. L’idée vint au prince que Lébédev se livrait peut-être à ces bouffonneries parce qu’il pressentait des questions auxquelles il ne saurait que répondre et qu’il voulait gagner du temps.

– Ce garçon est un révolté, un fauteur de complots! cria Lébédev sur le ton d’un homme qui ne se possède plus. -. Voyons, puis-je, moi, considérer comme mon neveu, comme le fils unique de ma sœur Anissia, cette langue de vipère, ce fornicateur, ce monstre?

– Tais-toi donc, ivrogne que tu es! Croiriez-vous, prince, qu’il s’est maintenant mis en tête de devenir avocat; il tourne au chicaneau, s’exerce à l’éloquence et fait des effets oratoires en parlant à ses enfants. Il y a cinq jours, il a plaidé en justice de paix [54]. En faveur de qui? Une vieille femme l’adjurait de la défendre contre un gredin d’usurier qui l’avait dépouillée des cinq cents roubles représentant tout son avoir. A-t-il défendu la vieille femme? Non: il a plaidé pour l’usurier, un juif du nom de Saïdler, parce que celui-ci lui avait promis cinquante roubles…

– Cinquante roubles si je gagnais le procès, mais cinq seulement si je le perdais, rectifia Lébédev d’une voix tout à fait changée et comme s’il n’avait pas crié un instant auparavant.

– Naturellement il a perdu. La justice n’est plus comme dans le temps et il n’a réussi qu’à faire rire de lui. N’empêche qu’il est resté très fier de sa plaidoirie: «Songez, magistrats impartiaux, – a-t-il dit – que mon client, un malheureux vieillard privé de l’usage de ses jambes et vivant d’un travail honorable, est en train de perdre son dernier morceau de pain. Rappelez-vous les sages paroles du Législateur: «Que la clémence règne dans les tribunaux» [55]. Figurez-vous qu’il nous rabâche chaque matin cette plaidoirie telle qu’il l’a prononcée là-bas; c’est aujourd’hui la cinquième fois que nous l’entendons. Il la répétait encore au moment de votre arrivée, tant elle le ravit. Il s’en pourlèche. Et il se prépare à défendre un autre client de même acabit. Vous êtes, je crois, le prince Muichkine? Kolia m’a parlé de vous: il m’a dit n’avoir jamais vu au monde d’homme aussi intelligent que vous.

– Non! non! il n’y a pas au monde d’homme plus intelligent, renchérit Lébédev.

– Admettons que celui-là ne dit pas la vérité. L’un vous aime, l’autre vous passe la main dans le dos. Moi je n’ai nulle intention de vous flagorner, vous pouvez m’en croire. Mais vous ne manquez pas de bon sens: soyez juge entre lui et moi. Allons, veux-tu que le prince nous départage? demanda à son oncle le jeune homme étendu sur le divan. – Je suis même bien aise, prince, que vous soyez venu.

– Je veux bien, s’écria Lébédev d’un ton décidé, en jetant involontairement un coup d’œil sur le «public» qui, de nouveau, se groupait autour de lui.

– De quoi s’agit-il? articula le prince en fronçant les sourcils.

Il avait en effet la migraine, mais était en outre de plus en plus convaincu que Lébédev le bernait et cherchait une diversion.

– Voici l’exposé de l’affaire. Je suis son neveu: sur ce point, contrairement à son habitude, il n’a pas menti. Je n’ai pas achevé mes études, mais je veux les terminer et je les terminerai parce que j’ai du caractère. En attendant je vais prendre, pour vivre, un emploi de vingt-cinq roubles dans les chemins de fer. J’avoue en outre qu’il m’a aidé à deux ou trois reprises. J’avais vingt roubles et je les ai perdus au jeu. Oui, prince, le croiriez-vous? j’ai eu l’abjection, la bassesse de les perdre au jeu!

– Avec un gredin, un gredin que tu n’aurais pas dû payer! s’écria Lébédev.

– Un gredin, c’est vrai, mais que j’avais le devoir de payer, poursuivit le jeune homme. Que ce soit une canaille, je l’atteste, non seulement parce qu’il t’a rossé mais pour bien d’autres raisons. Prince, il s’agit d’un officier chassé de l’armée, un lieutenant en retraite qui faisait partie de la bande à Rogojine et qui donne des leçons de boxe. Tout ce monde-là bat le pavé depuis que Rogojine s’en est débarrassé. Mais le pis de tout c’est que je savais qu’il était un gredin, un propre-à-rien et un filou, et que, malgré cela, j’ai risqué mes derniers roubles en jouant avec lui (nous avons joué aux palki) [56]. Je me disais: si je perds, j’irai trouver l’oncle Loukiane, je lui ferai des platitudes et il ne refusera pas de m’aider. Voilà ce qui était de la bassesse, de la pure bassesse! C’était de la lâcheté consciente!

– Oui, de la lâcheté consciente! confirma Lébédev.

– Ne te dépêche pas tant de crier victoire! répliqua le neveu avec vivacité. – Il se réjouit trop tôt. Je vins donc chez mon oncle, prince, et lui avouai tout; je me conduisis noblement et ne me ménageai point; au contraire je m’accablai tant que je pus en sa présence; tous ici en furent témoins. Pour entrer dans la place que je vise, il est de toute nécessité que je remonte un peu ma garde-robe, car je suis en loques. Regardez plutôt mes bottes! Je ne peux pas me présenter à mon nouvel emploi dans cette tenue et, si je ne me présente pas dans le délai fixé, la place sera occupée par un autre; alors je resterai entre deux selles et Dieu sait quand je trouverai une autre occupation! Maintenant je ne lui demande en tout que quinze roubles; je m’engage à ne plus jamais avoir recours à lui et à le rembourser jusqu’au dernier sou dans les trois mois. Je tiendrai parole. Je sais ce que c’est que de vivre de pain et de kvass pendant des mois entiers, car j’ai du caractère. En trois mois je gagnerai soixante-quinze roubles. Avec ce que je lui ai précédemment emprunté, ma dette totale s’élèvera à trente-cinq roubles; j’aurai donc de quoi m’acquitter. Pour ce qui est des intérêts, qu’il exige ce qu’il voudra, le diable l’emporte! Est-ce qu’il ne me connaît pas? Demandez-lui, prince, si je lui ai rendu ou non son argent quand il m’est venu en aide. Pourquoi me refuse-t-il maintenant? Il est fâché contre moi parce que j’ai payé ce lieutenant; il n’a pas d’autre raison. Voilà l’homme: rien pour lui, donc rien pour les autres!

– Et il ne s’en va pas! s’écria Lébédev. Il est couché là où vous le voyez et il ne bouge plus.

– Je te l’ai déjà dit; je ne m’en irai pas avant que tu m’aies donné ce que je te demande. Pourquoi avez-vous l’air de sourire, prince? On dirait que vous me désapprouvez.

– Je ne souris pas, mais, selon moi, vous êtes en effet un peu dans votre tort, dit le prince comme à contre-cœur.

– Dites carrément que j’ai tout à fait tort, ne biaisez pas. Pourquoi cet «un peu»?

– Si vous voulez: mettons que vous êtes tout à fait dans votre tort.

– Si je veux! Voilà qui est comique! Croyez-vous que je ne me rende pas compte moi-même de l’indélicatesse de mon procédé? Je sais que l’argent lui appartient, qu’il peut en disposer à sa guise et que j’ai l’air de vouloir le lui extorquer. Mais vous, prince…, vous ne connaissez pas la vie. Si on ne donne pas une leçon à ces gens-là, il n’y a rien à en attendre. Il faut leur en donner une. Ma conscience est pure: je vous le dis en toute sincérité, je ne lui ferai aucun tort et je lui restituerai son argent, intérêts compris. Moralement il a déjà eu une satisfaction, puisqu’il a été témoin de mon avilissement. Que lui faut-il de plus? À quoi sera-t-il bon s’il ne rend pas service? voyez plutôt comment il se comporte lui-même. Interrogez-le sur sa façon d’agir avec autrui et sur son art de piper les gens. Par quels moyens est-il devenu propriétaire de cette maison? Je donne ma tête à couper s’il ne vous a pas déjà roulé et s’il ne médite pas sur la manière de vous rouler davantage. Vous souriez, vous ne le croyez pas?

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[54] D’après le statut de 1864, les petites causes, civiles ou criminelles, étaient portées, dans chaque quartier, devant le juge de paix. En appel elles allaient à l’assemblée des juges de paix du district. – N. d. T.

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[55] Cette célèbre formule figurait dans l’ukase impérial du 24 novembre 1864 qui promulgua les nouveaux «statuts judiciaires». Elle était gravée en lettres d’or sur une plaque de marbre dans la salle des Pas-perdus de l’ancien Palais de justice de Pétersbourg. – N. d. T.

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[56] Jeu de cartes. – N. d. T.