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Sur le côté droit du lycée, on installa un podium en joignant des bureaux de professeurs. Il servirait aux discours et bien sûr, aux concerts.

Dès que tout fut en place, on s'intéressa de nouveau à la musique. Il y avait là nombre de musiciens amateurs de fort bon niveau, spécialisés dans des genres différents. Ils se relayèrent sur l'estrade.

Les filles du club de aïkido s'étaient improvisées service d'ordre et contribuaient au bon fonctionnement de la révolution. Leur victoire sur les CRS les avait embellies. Avec leurs tee- shirts «Révolution des fourmis» artistiquement déchirés, leurs chevelures en bataille, leurs airs farouches de tigresses et leurs aptitudes au close-combat, elles ressemblaient de plus en plus à de véritables amazones.

Paul se chargea d'évaluer les réserves de la cantine. Les assiégés ne souffriraient pas de la faim. Le lycée disposait d'immenses congélateurs où s'entassaient des tonnes de nourritures diverses. Paul comprit l'importance qu'aurait leur premier vrai repas «officiel» en commun et décida d'en soigner tout particulièrement le menu. Tomates-mozzarella-basilic-huile d'olive en hors-d'œuvre (il y en avait à profusion), brochettes de coquilles Saint-Jacques et de poisson accompagnées de riz au safran en plat principal (il y avait de quoi en confectionner de pleines marmites pendant plusieurs semaines), et salade de fruits ou charlotte au chocolat amer pour dessert.

– Bravo! le complimenta Julie. Nous allons faire, la première révolution gastronomique.

– C'est parce que, avant, on n'avait pas encore inventé les congélateurs, éluda Paul, modeste.

En guise de cocktail, Paul proposa de l'hydromel, la boisson des dieux de l'Olympe et des fourmis. Sa recette: mélanger de l'eau, du miel et de la levure. Il en fit une première cuvée qui, quoique très jeune (on peut considérer que vingt-cinq minutes c'est un peu court pour le vieillissement d'un bon cru), s'avéra délicieuse.

– Trinquons.

Zoé raconta que l'habitude de trinquer en entrechoquant les verres remontait à une tradition médiévale. En trinquant, chacun recevait une goutte de l'autre, lui prouvant ainsi qu'il ne contenait pas de poison. Plus on frappait fort et plus il y avait de chances que de la boisson s'échappe et donc plus on était considéré comme digne de confiance.

Le repas fut servi dans la cafétéria. Un lycée, c'était vraiment pratique pour faire la révolution: il y avait l'électricité, le téléphone, des cuisines, des tables pour manger, des dortoirs pour dormir, des draps pour faire des tentes et tous les outils de bricolage nécessaires. Jamais ils n'auraient accompli autant de choses en plein air dans un champ.

Ils mangèrent de bon cœur, avec une pensée émue pour les révolutionnaires précédents, qui avaient été sûrement contraints de se contenter de haricots blancs en conserve et de biscuits secs.

– Rien que par ça on innove, dit Julie, qui en oubliait son anorexie.

Ensemble, ils firent la vaisselle en chantant. «Si ma mère me voyait, elle n'en reviendrait pas», pensa Julie. Jamais elle n'avait pu l'obliger à faire la vaisselle. Or, là, elle y prenait du plaisir.

Après le déjeuner, un garçon gratta de la guitare sur le podium et susurra des airs langoureux. Des couples dansèrent lentement sur la pelouse. Paul invita Elisabeth, une fille bien en chair, que les amazones du club de aïkido s'étaient donnée spontanément pour leader.

Léopold s'inclina devant Zoé et eux aussi dansèrent, serrés l'un contre l'autre.

– Je ne sais pas si on a bien fait de le laisser chanter, s'agaça Julie en fixant le chanteur de charme. Ça donne un côté mièvre à notre révolution.

– Ici, tous les genres de musique ont le droit de s'exprimer, rappela David.

Narcisse plaisantait avec un grand type musclé qui lui expliquait comment il entretenait son corps en pratiquant le body-building. Ayant encore en bouche le goût du hors-d'œuvre, il lui demanda s'il n'avait jamais eu l'idée de s'enduire le corps d'huile d'olive pour mettre en valeur ses muscles les plus saillants.

Ji-woong invita Francine; ils dansèrent enlacés.

David tendit la main à une amazone blondinette et réussit à très bien danser sans sa canne. Sans doute s'appuyait-il sur sa mignonne partenaire. À moins que la révolution ne lui ait fait oublier son rhumatisme articulaire chronique.

Conscients que la situation était éphémère, tous cherchaient à en profiter. Des couples s'embrassèrent. Julie les contempla, mi-ravie, mi-jalouse.

Elle nota: Règle révolutionnaire n° 5: La révolution, somme toute, c'est assez aphrodisiaque.

Paul embrassa Elisabeth avec appétit. Chez lui, si intéressé par tous les sens, l'essentiel des plaisirs passait par la bouche et la langue.

– Vous dansez Julie?

Le professeur d'économie se tenait devant elle. Elle s'étonna:

– Tiens, vous êtes là, vous?

Elle fut encore plus surprise quand il déclara avoir assisté au concert de leur groupe, participé ensuite à la bataille contre les CRS et s'être à chaque fois bien amusé.

Décidément les professeurs pouvaient être des amis, se dit-elle.

Elle considéra la main tendue. L'invite lui parut un peu déplacée. Entre professeurs et élèves, il existe un mur difficile à franchir. Lui était visiblement prêt à sauter le pas. Pas elle.

– La danse ne m'intéresse pas, annonça-t-elle.

– Moi aussi, je déteste ça, rétorqua-t-il en lui prenant le bras.

Elle se laissa conduire pendant quelques mesures puis se dégagea:

– Excusez-moi. Je n'ai vraiment pas la tête à ça.

– Le professeur d'économie resta coi.

Julie attrapa alors la main d'une amazone et la mit dans celle du professeur d'économie.

– Elle fera ça mille fois mieux que moi, dit-elle.

Elle s'était à peine éloignée qu'un homme filiforme se dressait devant elle.

– Je peux me présenter? Oui, non? Je me présente quand même: Yvan Boduler, vendeur d'espace publicitaire. Je me suis retrouvé par hasard emporté par votre petite fête et j'ai peut-être quelque chose à vous proposer.

Sans répondre, elle ralentit le pas, ce qui suffit à encourager l'autre. Il accéléra le débit de sa voix pour mieux capter son intérêt.

– Votre petite fête est vraiment bien. Vous disposez d'un lieu, il y a ici un tas de jeunes rassemblés, un groupe de rock, des artistes en herbe, tout cela va attirer assurément l'attention des médias. Je pense qu'il faudrait trouver des sponsors pour mieux continuer le bal. Si vous le voulez, je peux vous décrocher quelques contrats avec des marques de sodas, de vêtements, des radios peut-être.

Elle ralentit encore, ce que l'autre prit pour une marque d'approbation.

– On n'aurait pas besoin d'être ostentatoires. Juste quelques banderoles par-ci, par-là. Et, bien sûr, cela vous ferait une arrivée d'argent pour améliorer le confort de votre petite fête.

La jeune fille hésita. Elle s'arrêta, sembla troublée. Elle regarda fixement le bonhomme.

– Désolée. Non. Ça ne nous intéresse pas.

– Pourquoi non?

– Ce n'est pas une… petite fête. C'est une révolution.

Elle était irritée car, elle le savait pertinemment, tant qu'il n'y aurait pas de victime, de l'avis général, leur rassemblement ne resterait qu'une simple kermesse. De là à la transformer en foire publicitaire, il y avait de la marge.

Elle enrageait. Pourquoi fallait-il absolument que le sang coule pour qu'on prenne une révolution au sérieux?

Yvan Boduler se rattrapa de son mieux:

– Écoutez, on ne sait jamais. Si vous changez d'avis, je me fais fort de contacter des amis et…

Elle le sema parmi les danseurs. Elle imaginait la Révolution française avec, au milieu des étendards tricolores rougis de sang, une banderole clamant: «Buvez Sans-Culotte, la bière de tous les vrais révolutionnaires épris de fraîcheur et de houblon.» Et pourquoi pas la Révolution russe avec des réclames pour de la vodka et la Révolution cubaine avec des publicités pour des cigares?