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Dans un coin, des fourmis cornigériennes, que l'usage de la lance de feu a impressionnées lors de la bataille des roseaux, ont traîné une braise sur une feuille. Elles testent l'effet de la braise sur plusieurs matériaux. Elles brûlent tour à tour une feuille, une fleur, de la terre, des racines. 6e se fait leur mentor. Ensemble, elles obtiennent des fumées bleuâtres et des odeurs immondes; c'est sans doute comme cela qu'ont procédé aussi les premiers inventeurs dans le monde des Doigts.

Les Doigts doivent quand même être des animaux compliqués…, soupire une fourmi cornigérienne qui commence à en avoir un peu ras les antennes de toutes ces histoires de monde supérieur. Elle se recroqueville et se rendort, laissant les autres discuter tout leur soûl et jouer avec le feu.

113. ENCYCLOPÉDIE

GÂTEAU D'ANNIVERSAIRE: Souffler des bougies à l'occasion de chaque anniversaire est l'un des rites les plus révélateurs de l'espèce humaine. L'homme se rappelle ainsi, à intervalles réguliers, qu'il est capable de créer le feu puis de l'éteindre de son souffle. Le contrôle du feu constitue un des rites de passage pour qu'un bébé se transforme en être responsable. Que les personnes âgées n'aient plus le souffle nécessaire à l'extinction des bougies prouve en revanche qu'elles sont désormais socialement exclues du monde humain actif.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

114. MANQUE D'AIR

Julie affalée sur son épaule, Ji-woong fut content de constater que cette cave débouchait loin des cars de CRS. Il se précipita en quête d'une pharmacie de garde encore ouverte à trois heures du matin.

Alors que Ji-woong, en désespoir de cause, tambourinait à la porte d'un établissement clos, une fenêtre s'ouvrit au-dessus et un homme en pyjama s'y pencha:

– Inutile d'ameuter le voisinage. La seule pharmacie encore ouverte à cette heure-ci, c'est celle qui se trouve dans la boîte de nuit.

– Vous plaisantez?

– Pas du tout. C'est un service nouveau. Ne serait-ce que pour la vente de préservatifs, ils se sont aperçus que c'était plus simple de mettre les pharmacies dans les boîtes de nuit.

– Et où est-elle, cette boîte de nuit?

– Au bout de la rue à droite, il y a une petite impasse, c'est là. Vous ne pouvez pas vous tromper, ça s'appelle «L'Enfer».

Effectivement «L'Enfer» clignotait en lettres de feu avec, autour, de petits diablotins aux ailes de chauves-souris.

Julie était à l'agonie.

– De l'air! Par pitié, de l'air!

Pourquoi y avait-il si peu d'air sur cette planète?

Ji-woong la posa à terre et paya leurs deux entrées comme s'ils n'étaient qu'un couple de danseurs parmi d'autres. Le portier, le visage garni de piercings et de tatouages, ne fut nullement surpris de voir une fille en si triste état. La plupart des clients qui fréquentaient «L'Enfer» arrivaient déjà à demi sonnés par la drogue ou l'alcool.

Dans la salle, la voix d'Alexandrine susurrait «I loveuue you, mon amour, je t'aimeeue» et des couples s'enlaçaient dans les halos des fumigènes. Le dise-jockey haussa le volume et plus personne ne put s'entendre. Il baissa les lumières jusqu'à ne plus laisser que de petites loupiotes rouges qui clignotaient. Il savait ce qu'il faisait. Dans cette obscurité et ce vacarme assourdissant, ceux qui n'avaient rien à dire et ceux qui n'étaient pas très avantagés par la nature avaient les mêmes chances que les autres de profiter du slow pour séduire.

«Mon amour, je t'aiaiaimmmmeuuuuue, my loveeuuue», scandait Alexandrine.

Ji-woong traversa la piste en bousculant les couples sans ménagement, uniquement soucieux de tramer Julie au plus vite jusqu'à la pharmacie.

Une dame en blouse blanche y était plongée dans une revue glamour et mâchait du chewing-gum. Quand elle les aperçut, elle ôta l'un des tampons qui protégeaient son conduit auditif. Ji-woong hurla pour dominer la sono et elle lui fît signe de fermer la porte. Une partie des décibels restèrent à l'extérieur.

– De la Ventoline, s'il vous plaît. Vite, c'est pour mademoiselle. Elle est en pleine crise d'asthme.

– Vous avez une ordonnance? demanda calmement la pharmacienne.

– Vous voyez bien que c'est une question de vie ou de mort. Je paierai ce que vous voudrez.

Julie n'avait pas besoin de faire d'efforts pour susciter la compassion. Sa bouche béait comme celle d'une daurade sortie de l'océan. La femme n'en fut pas attendrie pour autant.

– Désolée. Ce n'est pas une épicerie, ici. Il nous est interdit de délivrer de la Ventoline sans ordonnance, ce serait illégal. Vous n'êtes pas les premiers à me faire cette comédie. Chacun sait que la Ventoline est un vasodilatateur très utile pour les messieurs défaillants!

C'en fut trop pour Ji-woong qui explosa. Il attrapa la pharmacienne par le col de sa blouse et, ne disposant d'aucune arme, il saisit la clef de son appartement et en appuya l'extrémité pointue sur son cou.

D'un ton menaçant, il articula:

– Je ne plaisante pas. De la Ventoline, je vous prie, ou c'est vous, madame la pharmacienne, qui aurez bientôt besoin de médicaments vendus avec ou sans ordonnance.

Dans ce tumulte, inutile de chercher à appeler quelqu'un qui d'ailleurs, en un tel lieu, se mettrait plutôt du côté du couple en manque que du sien. La dame hocha la tête en signe de reddition, alla chercher un aérosol et le lui tendit de mauvais gré.

Il était temps. Julie était en apnée. Ji-woong dut lui entrouvrir les lèvres et lui enfoncer l'embout de l'aérosol dans la bouche.

– Allez, vas-y, respire, je t'en prie.

Dans un effort démesuré, elle aspira. Chaque pression était comme une vapeur d'or qui amenait de la vie. Ses poumons se rouvraient comme une fleur séchée dans de l'eau.

– Qu'est-ce qu'on perd comme temps en formalités! lança Ji-woong à la pharmacienne, laquelle était discrètement en train d'appuyer sur la pédale directement reliée aux services de police. Le système avait été prévu au cas où elle serait attaquée par des drogués en manque.

Julie s'assit sur le banc pour reprendre ses esprits. Ji-woong paya l'aérosol.

Ils prirent le chemin du retour. À nouveau on entendait un slow assourdissant. C'était encore une chanson d'Alexandrine, son nouveau succès, «Une passion d'amour».

Le dise-jockey, conscient de son rôle social, trouva encore deux crans supplémentaires pour monter le volume, et il baissa encore davantage la lumière pour ne laisser tourner qu'une sphère recouverte d'une mosaïque de miroirs qui lançaient de fins rayons de lumière.

«Prends-moi, oui, prends-moi toute, prends-moi, mon amour pour toujours et pour la vieeeeeuuue. Une passion d'amour, c'est une passionnnnnnn d'amour», clamait la chanteuse, dont la voix était retravaillée au synthétiseur et calquée sur une vraie voix de vraie chanteuse.

Julie, réalisant enfin où elle se trouvait, aurait bien aimé que ji-woong la prenne dans ses bras. Elle fixa le Coréen.

Ji-woong était beau. Il avait quelque chose de félin. Et de le contempler dans ces circonstances étranges et dans cet endroit bizarre ajoutait à son charme.

Elle était partagée entre la honte, la peur d'être une femme à retardement et l'envie nouvelle, quasi animale, de «consommer» Ji-woong.

– Je sais, dit Ji-woong, ne me regarde pas comme ça. Tu ne supportes aucun contact épidermique avec un homme ou qui que ce soit. N'aie pas peur, je ne te proposerai pas de danser!

Elle allait démentir ses propos quand deux policiers surgirent. La pharmacienne leur dressa le portrait de ses deux agresseurs et indiqua par où ils étaient passés.

Ji-woong entraîna Julie au cœur de la piste, au plus profond de l'obscurité, et, nécessité faisant loi, il l'enlaça.

Mais ce fut à ce moment que le dise-jockey décida de rallumer toutes les lumières sur la piste. D'un coup, toute la faune de «L'Enfer» apparut. Il y avait là des travestis, des sado-maso-cuir, des hétéros, des bisexuels, des déguisées en hommes, des déguisés en femmes, des déguisés en hommes se prenant pour des femmes. Tout le monde s'agitait, le visage en sueur.