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Tous les chiens le savent. Du chihuahua, au doberman, du caniche au bichon maltais, tous se souviennent vaguement qu'un jour ils vivaient sans les hommes et qu'à ce moment ils étaient de forme et d'esprit différents. Ils étaient libres: ils étaient des loups.

Les chiens abaissèrent leur tête et leurs oreilles en signe de soumission, et rentrèrent la queue pour dissimuler leurs odeurs et protéger leur sexe. Ils urinèrent, ce qui, en langage canin, signifiait: «Je ne possède pas de territoire défini, aussi j'urine n'importe quand et n'importe où.» Le loup émit un grognement qui voulait dire que lui urinait uniquement aux quatre coins d'un territoire précis et que, justement, ces chiens s'agitaient sur celui-ci.

Ce n 'est pas de notre faute, ce sont les hommes qui nous ont rendus comme ça, plaida un berger allemand en langage chien-loup.

Le loup répondit dans un rictus méprisant des babines:

On a toujours le choix de sa vie.

Et il s'élança, crocs en avant, décidé à tuer.

Les chiens comprirent et détalèrent en poussant des couinements.

Julie n'eut pas le plaisir de remercier son bienfaiteur. Furieux contre ses lointains petits-cousins dégénérés, le loup avait pris en chasse l'un des dogues de la meute. Il fallait bien qu'il y en ait un qui paie pour tout ce dérangement dans la forêt.

Quand on montre ses dents, c'est pour tuer.

Telle est la loi des loups et, de plus, ses louveteaux n'auraient pas compris que leur père rentre ce soir-là au terrier sans gibier. Au dîner, ils auraient du berger allemand pour menu.

– Merci la Nature, d'avoir envoyé un loup à mon secours, murmura Julie, dans son arbre où elle n'entendait plus que le chuchotement des feuilles secouées par le vent.

Un grand duc salua d'un hululement l'arrivée de la nuit.

Julie, qui craignait autant son loup salvateur que les chiens, décida de rester dans son sapin. Elle se cala plus confortablement dans les branches mais elle ne parvint pas à s'endormir.

Elle scruta la forêt que la lune inondait de lumière pâle. Elle lui semblait pleine de sortilèges et de secrets cachés. La jeune fille aux yeux gris ressentit un nouveau besoin, une nécessité qu'elle avait ignorée jusqu'alors: hurler à la lune. Elle leva la tête et fit jaillir du centre de son ventre une colonne d'énergie sonore.

– OOOOOOOUUUUUuuuuu.

Yankélévitch, son maître, lui avait enseigné que l'art, au mieux, ne faisait qu'imiter la nature. En reproduisant l'appel des loups, elle était au meilleur de son art du chant. Au loin, quelques loups lui répondirent.

– OUUuuuHHH.

En langage des loups, ils lui disaient:

Bienvenue dans la communauté de ceux qui aiment à hurler à la lune. C'est bon de faire ça, hein?

Et, pendant une demi-heure, sans discontinuer, elle hurla encore et elle pensa que si, un jour, elle reformait une société utopique, elle conseillerait à tous ses membres, au moins une fois par semaine, le samedi par exemple, de hurler ainsi tous ensemble à la lune. Ensemble, car ce plaisir devait être beaucoup plus jouissif à plusieurs. Mais là, elle était seule, abandonnée de ses amis et de la société. Seule, perdue en forêt, sous l'immense voûte du ciel. Son hurlement se transforma en un jappement plaintif.

La Révolution des fourmis lui avait donné de mauvaises habitudes. Elle avait à présent en permanence besoin d'être entourée de gens pour leur parler d'expériences nouvelles, de projets à lancer.

Ces derniers jours, elle s'était accoutumée à vivre démultipliée en collectivité. Il lui fallait bien s'avouer à présent que le bonheur, elle l'avait connu non pas seule mais en groupe. Ji-woong. Mais il n'y avait pas eu que Ji-woong. Zoé, si ironique. Francine, si rêveuse. Paul, toujours maladroit. Léopold, si sage. Narcisse, pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé de grave. David… David. Sans doute s'était-il fait déchiqueter par les chiens. Quelle mort horrible… Maman. Même sa mère lui manquait. Elle se sentit d'autant plus diminuée qu'elle avait été multipliée par sept amis, et même par tous ces cinq cent vingt et un révolutionnaires des fourmis, sans parler de tous ceux qui, de par le monde, s'étaient connectés à leur entreprise.

Elle essaya de fermer les yeux et de déployer le napperon de lumière de son esprit. Elle l'élargit pour qu'il sorte de son crâne puis forme un immense nuage recouvrant la forêt. Cela restait toujours possible. Elle rangea son napperon puis hurla encore un peu à la lune.

– OOOUuuuuHHH.

– OOOUuuuuHHH, répondit un loup.

Il n'y avait ici pour l'entendre que quelques loups lointains qu'elle ne connaissait pas et qu'elle n'avait pas envie de connaître. Elle se recroquevilla sur elle-même et sentit le froid lui grignoter les pieds. Son iris discerna une lueur.

«La fourmi volante qui voulait nous guider…», pensat-elle en se redressant, pleine d'espoir.

Mais cette fois, c'étaient vraiment des lucioles. Elles tournoyaient pour leur danse d'amour. Elles dansaient en trois dimensions, illuminées par leurs propres projecteurs internes. Ce devait être plaisant d'être une luciole en train de danser avec ses amies et leur lumière.

Julie avait froid.

Elle avait absolument besoin de se reposer. Elle savait que son sommeil risquait d'être court et programma son esprit pour foncer tout droit vers le sommeil profond réparateur.

À six heures du matin, elle fut réveillée par des aboiements. Ces jappements, elle les reconnaissait entre mille. Ce n'était pas les chiens policiers, c'était Achille. Il l'avait retrouvée. On avait pensé à utiliser Achille pour la retrouver.

L'homme mit la lampe de poche sous son menton. Éclairé par en dessous, le visage de Gonzague perdait de son cote angélique.

– Gonzague!

– Ouais, les flics ne savaient pas comment te retrouver, mais moi il m'est venu une idée. Ton chien. La pauvre bête était seule dans le jardin. J'ai pas eu à faire beaucoup d'efforts pour qu'il comprenne ce qu'on attendait de lui. On lui a donné à renifler le morceau de jupe que j'avais gardé de la dernière fois et il est tout de suite parti en chasse. Les chiens sont vraiment les meilleurs amis de l'homme.

Ils attrapèrent Julie et l'attachèrent à l'arbre.

– Ah, cette fois-ci on va être plus tranquilles. On dirait que cet arbre est un poteau de torture indien. La dernière fois on avait un cutter, depuis on a évolué en équipement…

Il montra son revolver.

– C'est moins précis, mais ça a l'avantage d'agir à distance. Tu peux crier, dans la forêt personne ne t'entendra en dehors de tes amies les… «fourmis».

Elle se débattit.

– Au secours!

– Crie de ta belle voix! Allons, crie!

Elle s'arrêta. Et les fixa de son regard gris.

– Pourquoi faites-vous ça?

– On aime bien voir les autres souffrir.

Et il tira une balle dans la patte d'Achille qui afficha un air surpris. Avant que l'animal n'ait pu comprendre qu'il s'était trompé d'allié, une deuxième balle lui arriva dans la deuxième patte avant, puis une dans chaque patte arrière, ensuite une dans la colonne vertébrale, enfin une dans la tête.

Gonzague rechargea son revolver.

– À ton tour maintenant.

Il la mit en joue.

– Non. Laissez-la.

Gonzague se retourna.

David!

– Décidément, la vie est un éternel recommencement. David arrive toujours à la rescousse de la jolie princesse prisonnière. C'est très romanesque. Pourtant, cette fois-ci, on va changer la chute de l'histoire.

Il dirigea son revolver vers David, arma le chien du revolver… et Gonzague s'effondra.

– Attention, c'est la fourmi volante! dit l'un de ses sbires.

C'était elle en effet, la fourmi volante qui déjà, de son dard, frappait les acolytes de Gonzague Dupeyron.

Ils cherchaient à s'en protéger mais il y avait autour d'eux suffisamment d'insectes volants pour qu'ils ne sachent pas repérer l'insecte-robot. La fourmi volante effectua trois piqués et les trois Rats noirs tombèrent. David détacha Julie.