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– Ça y est, je l'ai! dit Julie en brandissant à la fois l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu et son sac à dos.

Elle y enfourna le livre, serra les sangles et consentit à suivre David dans le souterrain. Il semblait aller dans une direction précise. Comprenant que Julie ne faisait plus que suivre des directives extérieures, les sens et les cellules de la jeune fille se firent moins présents et reprirent leurs occupations habituelles: fabriquer de la bile, transformer l'oxygène en gaz carbonique, évacuer ou transformer les résidus de gaz lacrymogènes, fournir en sucre les muscles qui en réclamaient.

Dans le labyrinthe des caves de l'établissement, les policiers perdirent leur trace. Julie et David couraient. Ils parvinrent au croisement. A gauche, les caves de l'immeuble voisin, à droite les égouts. David la poussa vers la droite.

– Où va-t-on?

164. MORT AUX DÉISTES

Par là! L'escouade de 13e avance dans le couloir. Grâce à des indiscrétions phéromonales, elles ont découvert le passage secret qui mène au repaire des déistes. Il est situé au quarante-cinquième niveau en sous-sol. Il suffit de soulever une motte de champignons pour déboucher à l'intérieur.

Les soldates, toutes très bien équipées en mandibules, cheminent à pas prudents dans le couloir. Celles qui sont munies d'ocelles à vision infrarouge distinguent d'étranges graffitis sur les parois. Ici, à la pointe de la mandibule, des fourmis ont tracé non seulement des cercles mais de véritables fresques. On y voit des cercles tuant des fourmis. Des cercles nourrissant des fourmis. Des cercles discutant avec des fourmis. Voilà la vision des dieux en action.

La troupe meurtrière avance et se heurte à un premier système de sécurité. C'est une fourmi-concierge dont la large tête obstrue l'issue. Dès que l'animal-porte perçoit les effluves des soldates, il fait tournoyer ses cisailles en émettant des phéromones d'alerte. Que les déistes soient parvenues à convertir des fourmis aussi particulières que celles de la caste des concierges montre bien l'étendue de leur pouvoir.

Sous les coups de boutoir des laïques, la porte blindée vivante finit par rendre l'âme. En lieu et place du large front de la concierge, il y a désormais un tunnel fumant. Les guerrières foncent. Une fourmi déiste artilleuse, qui se trouve là par hasard, accourt et se met à tirer mais elle est fusillée avant même d'avoir causé le moindre dégât.

Dans son agonie, la fourmi déiste se traîne et gesticule un peu pour allonger ses pattes. Soudain, elle se crispe en une croix à six branches plus ou moins rigides. Dans un ultime effort, elle émet le plus fort qu'elle peut:

Les Doigts sont nos dieux.

165. ENCYCLOPEDIE

PARADOXE D'ÉPIMÉNIDE: À elle seule, la phrase «cette phrase est fausse» constitue le paradoxe d'Épiménide. Quelle phrase est fausse? Cette phrase. Si je dis qu'elle est fausse, je dis la vérité. Donc, elle n'est pas fausse. Donc, elle est vraie. La phrase renvoie à son propre reflet inversé. Et c'est sans fin.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome EU.

166. FUITE DANS LES EGOUTS

Ils avançaient dans le noir. Ça empestait, ça glissait, ils n'avaient aucun moyen de se repérer, ne s'étant jamais aventurés jusqu'ici.

Cette chose molle et tiède qu'elle avait palpée du bout de l'index, qu'était-ce? Un excrément? Une moisissure? Était-ce animal? Végétal? Était-ce vivant?

Plus loin, un tronçon pointu, ici une rondelle humide. Il y avait du sol poilu, du sol râpeux, du sol gluant…

Son sens du toucher n'était pas encore suffisamment sensible pour lui apporter des informations précises.

Pour se donner du courage, sans s'en rendre compte, doucement, Julie se mit à chantonner «Une souris verte, qui courait dans l'herbe» et s'aperçut que, grâce à la réverbération de sa voix, elle pouvait plus ou moins évaluer l'espace dont elle disposait devant elle. Si son sens du toucher était déficient, son ouïe et sa voix le compensaient.

Elle constata que, dans le noir, elle y voyait mieux lorsqu'elle fermait les paupières. Elle était en train de fonctionner, en fait, comme une chauve-souris qui, dans une caverne, développe sa capacité à percevoir les volumes grâce à l'émission et à la réception de sons. Plus ceux-ci étaient aigus, mieux elle discernait la forme de l'endroit où ils se trouvaient et jusqu'aux obstacles qui leur faisaient face.

167. ENCYCLOPÉDIE

ÉCOLE DU SOMMEIL: Nous passons vingt-cinq années de notre existence à dormir et, pourtant, nous ignorons comment maîtriser la qualité et la quantité de notre sommeil.

Le vrai sommeil profond, celui qui nous permet de récupérer, ne dure qu'une heure par nuit et il est découpé en petites séquences de quinze minutes qui, comme un refrain de chanson, reviennent toutes les une heure et demie.

Parfois, certaines personnes dorment dix heures d'affilée sans trouver ce sommeil profond et elles se réveillent au bout de ces dix heures complètement épuisées.

Par contre, nous pourrions fort bien, si nous savions nous précipiter au plus vite dans ce sommeil profond, ne dormir qu'une heure par jour en profitant de cette heure de régénération complète. Comment s'y prendre de façon pratique? Il faut parvenir à reconnaître ses propres cycles de sommeil. Pour ce faire, il suffit, par exemple, de noter à la minute près ce petit coup de fatigue qui survient en général vers dix-huit heures, en sachant qu'il reviendra ensuite toutes les heures et demie. Si le coup de fatigue survient par exemple à dix-huit heures trente-six, les prochains suivront vraisemblablement à vingt heures six, vingt et une heures trente-six, vingt-trois heures six, etc. Ce seront tes moments précis où passera le train du sommeil profond.

Si on se couche pile à cet instant et si on s'oblige à se réveiller trois heures plus tard (à l'aide éventuellement d'un réveil), on peut progressivement apprendre à notre cerveau à comprimer la phase de sommeil pour ne conserver que sa partie importante. Ainsi, on récupère parfaitement en très peu de temps et on se lève en pleine forme. Un jour, sans doute, on enseignera aux enfants dans les écoles comment contrôler leur sommeil.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

168. CULTE DES MORTS

Les soldates progressent à petits pas dans les couloirs qui conduisent au repaire des déistes. Sur les parois, les cercles gravés sont de plus en plus nombreux. Cercles mystiques, cercles maléfiques.

L'escouade débouche dans une vaste salle avec, partout, des sculptures étranges: des corps de fourmis vidés de leur chair et figés dans des attitudes de combat.

13e et sa troupe reculent. C'est si indécent, tous ces cadavres exhibés. Les soldates savent que les déistes aiment conserver les dépouilles de leurs défuntes afin de se souvenir de leur existence. Elles ont une expression fourmi pour dire ça, mais elle est difficile à traduire:

Les morts doivent retourner à la terre.

Ces cadavres doivent être jetés. La pièce pue l'acide oléique, un parfum de décomposition organique insupportable à toute fourmi sensible.

Les guerrières contemplent avec effarement le spec tacle de ces corps immobiles qui semblent les narguer alors que plus aucun souffle de vie ne les anime.

C'est peut-être là la grande force des déistes, elles sont encore plus fortes mortes que vivantes, songe 13e.

Princesse 103e avait raconté à 10e que les Doigts font remonter la naissance de leur civilisation au moment où ils ont cessé de jeter leurs morts aux ordures. C'est logique. Dès qu'on se met à accorder de l'importance aux cadavres, cela signifie qu'on croit à une vie après la mort et donc qu'on rêve d'accéder au paradis. Ne pas jeter ses morts aux ordures est un acte beaucoup moins anodin qu'il n'y paraît.