Ivan pensait justement que ce qu'il avait de mieux, c'était sa chemise. Il l'avait achetée quelques jours avant son départ et il avait été tout heureux en l'essayant – il s'était senti rajeuni et fringant comme autrefois. Ce qu'il aimait surtout, c'est que cette chemise ne lui serrait pas le cou; et pourtant il la boutonnait jusqu'en haut.

Durant ces dernières semaines il avait mis de l'ordre dans l'appartement et même, par une chaude journée d'avril, il avait lavé les vitres. Il les lavait lentement, se délectant de la fraîcheur et de la légèreté de l'air qui entrait dans les chambres…

Le lendemain, Olia l'emmena dans un grand magasin où flottait une odeur doucereuse et étouffante.

– Tu sais, papa, on aurait pu bien sûr tout acheter à la Beriozka [30]. J'ai des bons. Mais tu vois, d'abord mes beaux-parents sont tellement snobs que rien ne peut les impressionner. Et ensuite ton Étoile sur un vêtement étranger, cela n'ira pas. Alors on va trouver quelque chose de chez nous, mais de qualité.

Avec ce costume bleu marine qui tombait bien, Ivan se regardait dans la glace et ne se reconnaissait pas.

– Et voilà, plaisanta Olia, un vrai général en retraite. Maintenant on va acheter deux chemises et des cravates.

À la maison, elle le tortura en faisant et défaisant son nœud de cravate et en cherchant le meilleur endroit pour accrocher l'Étoile.

– Laisse donc, Olia. Ça va bien comme ça, implora enfin Ivan. Tu m'attifes comme une demoiselle. C'est comme si c'était moi qui me mariais…

– Oh! Si tu savais, papa, rien n'est simple, soupira Olia. Il faut tout prévoir, tout calculer. Tu ne peux pas t'imaginer dans quelle sphère volent ces oiseaux! Ils évoluent tout le temps à l'étranger. Leur appartement est un vrai musée. Le café, ils le boivent dans de la porcelaine ancienne, et leurs connaissances sont de la même espèce: diplomates, écrivains, ministres. Attends, attends, ne remue pas! Je vais faire sur toi, là, tout de suite, une petite pince et après je la coudrai; sinon la chemise va bâiller, ça ne sera pas beau… Tu comprends, c'est vraiment la fine fleur de la société moscovite. Le père d'Aliocha faisait ses études avec Gorbatchev au MGU et, encore maintenant, ils sont à tu et à toi. Tu te rends compte! Bon, un dernier essayage et je te laisse tranquille. Oh! que tu as maigri, papa. Tu n'as plus que la peau sur les os. À Borissov, tu ne dois rien trouver dans les magasins… Voilà, ça y est. Regarde-toi dans la glace. Un vrai superman! Demain on ira t'acheter des chaussures convenables et je te sors. Non, l'Étoile est trop haut. Attends, je vais te la descendre un peu…

La visite aux futurs beaux-parents était prévue pour le 9 mai, fête de la Victoire. Cette date avait paru à Olia tout à fait bien choisie. On montrerait à la télévision quelque documentaire, le père se souviendrait du passé et raconterait ses souvenirs. Et voilà déjà un bon sujet de conversation! Ce n'était pas avec lui qu'on irait parler de la dernière exposition parisienne…

C'était vrai. Tout n'était pas si simple.

Quand elle avait écrit à son père que le mariage était prévu pour juillet, elle avait un peu anticipé sur les événements. Alexeï parlait de ce mariage d'une façon un peu évasive. Les parents, eux, se montraient très gentils avec elle. Mais dans leur bienveillance mondaine même, Olia sentait le danger de l'écroulement de tous ses plans. Du reste il ne s'agirait même pas d'un écroulement. Tout simplement un sourire aimable, un regard doux et légèrement étonné sous le sourcil levé: «Mais, petite sotte, comment pouvais-tu espérer un jour prendre place dans notre milieu?»

Ce sourire, elle l'avait remarqué pour la première fois quand elle leur avait dit qu'elle travaillait comme interprète au Centre. La mère d'Alexeï souriait distraitement en tournant sa petite cuillère dans sa tasse. Le père, lui, sourit largement et sur un ton un peu théâtral s'étonna: «Ah! Vous m'en direz tant!» Et ils échangèrent un rapide regard.

«Savent-ils exactement ce qu'est mon travail? se tourmentait Olia. Mais bien sûr qu'ils savent! Et peut-être qu'ils s'en fichent? Ou bien ils me tolèrent à cause d'Aliocha? Ils ne veulent pas le contrarier? Et peut-être lui-même doit savoir…»

Dans les derniers temps, ce mariage était devenu pour elle une idée fixe. Il lui semblait que si elle réussissait à se faire épouser par Alexeï, ce serait non seulement une ère nouvelle, mais une vie tout à fait autre. Il n'y aurait plus ce Iassenevo recouvert de neige, ni cette chambre dans l'appartement préfabriqué! Ce serait le centre de Moscou et une maison prestigieuse, et une entrée avec un gardien, et la voiture de fonction de son mari sous la fenêtre. Cet espionnage à la chaîne prendrait fin; les parents d'Alexeï lui trouveraient un travail honorable dans quelque service du Commerce extérieur. Et peut-être affecterait-on Alexeï à l'étranger, dans une ambassade; et elle l'accompagnerait, et elle passerait à son tour les barrières de la douane de Cheremetievo, au-delà desquelles ses clients avaient l'habitude de lui faire des signes d'adieu. Ou plutôt non, pas par cette barrière, mais directement par l'entrée des diplomates.

Un jour, en hiver, elle avait parlé de tout cela à Svetka. Celle-ci, en faisant rageusement tourner son hula-hoop, lui dit:

– L'essentiel, tu sais, Olia, c'est de ne pas te laisser aller. Tu n'y es pas encore! Tu te souviens, Tchékhov, dans L'Anguille… Ça y est, elle est déjà prise par les ouïes, mais elle donne un coup de queue et hop! elle prend le large… Tiens, écoute bien ce que je te conseille: fais inviter ton père. Après tout, c'est un Héros. Il accroche toutes ses décorations et tu l'amènes chez tes futurs beaux-parents. Pour que ce soit déjà un peu comme en famille… Eh bien! Qu'est-ce qu'il y a de gênant à ça? La seule chose gênante au monde, c'est de passer le pantalon par la tête! Allez, vas-y! Je les connais ces petits diplomates… de vraies anguilles. Tant que tu n'auras pas le tampon sur ton passeport, ne crois pas que c'est arrivé.

Elle finit de tourner et le hula-hoop glissa paresseusement à ses pieds. Prenant le centimètre, elle se mesura la taille.

– Oh, mince alors! Je n'arrive pas à liquider cette mangeaille du nouvel an! Ah! bien sûr, toi lu ris. Moque-toi d'une pauvre vieille femme malade. Je te trouve un fiancé et tu ne me remercies même pas! Une fois mariée, tu ne me salueras plus, tu rouleras en limousine avec ton petit mari. Mais ça ne fait rien. Mon Vovka, pendant ce temps-là, en Afghanistan, sera devenu général. On ne sera pas moins bien que vous… Bon, maintenant il faut encore que je tourne, sinon les capitalistes ne m'aimeront plus…

Le matin, Olia allait travailler et toute la journée Ivan se promenait dans Moscou. Il se sentait comme un retraité imposant qui, à pas lents, déambule à travers les rues printanières. Les passants jetaient un coup d'œil sur son Étoile d'or et, dans le métro, on lui cédait la place. Il aurait bien voulu, sur un banc, dans un parc, engager la conversation avec quelqu'un et parler incidemment de sa fille. Voilà comment ça s'était passé. Eux deux, ils avaient été de simples ouvriers, et leur fille, elle avait volé si haut qu'elle travaillait maintenant avec des diplomates étrangers.

Il aurait voulu raconter comment ils avaient acheté son costume, parler de ses futurs beaux-parents, du portefeuille en cuir qu'elle lui avait offert. Dans les plis odorants de celui-ci, il avait trouvé un billet de cent roubles. «Ça, papa, c'est pour tes repas, avait expliqué Olia. Je n'ai pas le temps de te préparer le déjeuner…»

Un jour, passant près du Bolchoï, il avait saisi la conversation de deux femmes à l'air provincial.

– Mais non, je me suis renseignée. À cause de la fête de la Victoire, on ne vend des billets qu'aux Vétérans, et évidemment aux étrangers, qui paient en devises.

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[30] Il existe un type de Beriozka ouverte aux Soviétiques qui ont travaillé à l'étranger et ont échangé leurs devises contre des bons d'achat.