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Fallait-il alors continuer de casser les branches avec la tranche de la main? Traverser la rivière en tenant au-dessus de la tête une barre de fer, réplique de la future mitraillette? Rabrouer les bûcherons ivres? Couper les têtes de l'Hydre, en dédoublant le mal? Vivre comme sur une île assiégée? Défendre les faibles qui vous jettent dans le dos leurs moqueries perfides? C'est alors que Samouraï rencontra Belmondo. Il vit ces exploits pour rien, cette lutte pour la lutte. Il découvrait que se battre pouvait être beau. Que le coup porté avait son élégance. Que le geste prévalait souvent sur le but de l'effort. Que c'était le panache qui comptait. Samouraï découvrait l'amère esthétique de la lutte désespérée contre le mal. Il y vit l'unique issue du labyrinthe de ses questions maudites. Oui, se battre en ne pensant qu'à la beauté du combat! Se lancer en cavalier seul dans la cascade guerrière. Et quitter le champ de bataille avant que les faibles reconnaissants viennent vous encenser ou vous reprocher quelques excès. Oui, se battre tout en sachant que la victoire serait de courte durée. Comme dans le film… L'éditeur, vaincu, ridiculisé, privé de sa perruque, s'installerait dans son bureau inaccessible, mais c'est la beauté de ces quelques instants finals qui serait la meilleure récompense pour le héros: enlaçant sa belle voisine reconquise, il jette du balcon les feuilles de son manuscrit à l'éditeur et à sa clique qui battent en retraite. Quelle folie, mais quel geste!

Une semaine après la première séance, Samouraï se battit contre deux camionneurs ivres dans la cantine d'ouvriers. Tout était respecté dans ce scénario de bagarre classique. Les criaillements stridents de la cantinière, le silence du troupeau humain saisi par la peur et par le réflexe du «cela ne me regarde pas». Et le jeune premier qui se lève du fond de la salle et s'approche des deux agresseurs. Les camionneurs étaient des nouveaux venus, ils ne savaient pas que la main de ce jeune homme cassait de grosses branches du premier coup. Deux ou trois sifflements de cette main-sabre suffirent pour les jeter dehors. Mais Samouraï ne pouvait plus se contenter d'un tel dénouement. Il revint dans la cantine et, sous les regards des clients figés devant leurs assiettes, il posa près de la caissière tapie derrière son comptoir un rouble froissé en disant:

– Ces malheureux ont oublié de payer leur soupe!

Et il sortit dans le vent glacé, accompagné d'une rumeur d'admiration…

Rentrant à la maison, il s'assit devant un miroir et se dévisagea longuement. Une boucle de cheveux sombres barrant le front, un nez légèrement écrasé – trace de quelque combat inégal -, des lèvres tendues dans un pli volontaire, une mâchoire inférieure lourde, habituée aux boulets des pesants poings d'hommes. Il lança un clin d'œil amical à celui qui le regardait dans le miroir. Il l'avait reconnu. Il s'était reconnu… Jamais notre fabuleux Occident ne lui avait paru aussi proche!

11

Le soleil se levait quand nous sortions de la taïga vers la vallée de l'Oleï. Comme si nous laissions la nuit au fond de ce royaume endormi des sapins, dans l'ombre argentée que traversait sur ses ailes le grand hibou cherchant un refuge pour la journée.

Le disque rouge émergeait d'un voile froid et, lentement, effaçait les gammes du gris et du bleu avec celles du rose. En secouant notre torpeur nocturne, nous nous mettions à parler, à échanger nos impressions de la dernière séance. Mais surtout, jusqu'à l'épuisement, jusqu'à l'extinction de voix, à imiter Belmondo…

Cette fois, au seizième voyage pour le film, Samouraï nous devança un peu, s'engageant à grands pas dans la plaine qui attirait par sa surface mauve et lisse. Je m'arrêtai pour attendre Outkine. Il déboucha sur ce grand espace libre et lumineux, en quittant l'ombre de la forêt, contourna le sommet d'un petit sapin noyé dans la neige et vint me rejoindre.

J'étais toujours un peu gêné par son regard. Par ce mélange de jalousie, de désespoir et de résignation avec lequel il scrutait mon visage…

Cette fois, il n'en était rien. Traînant sa jambe mutilée, il s'approcha de moi, son épaule droite pointant vers le ciel, et me sourit. Il me dévisageait comme son égal, sans aucune amertume ni jalousie. Sa démarche de canardeau semblait ne plus le préoccuper. Je fus frappé par la séré-nité de son visage. En reprenant la route, je me dis que je voyais ces yeux calmes et comme assa-gis déjà depuis un certain temps. Je ralentis un peu ma course en me laissant devancer et, répondant machinalement aux paroles de mes compagnons, je me mis à penser au mystère d'Outkine.

Car, pour lui aussi, la séance de dix-huit heures trente était bien plus qu'une simple comédie burlesque…

C'est que ce jour lointain de printemps, quand son corps avait été broyé par les glaces de la débâcle, ses yeux d'enfant avaient changé de vision. Outkine acquit alors une vue particulière que seules la douleur ou la jouissance extrêmes peuvent procurer. En ces moments, nous pouvons nous observer – avec recul – comme un étranger. Un étranger méconnaissable, dans cette douleur trop forte, dans les spasmes d'un plaisir violent. Pour quelques instants nous supportons ce dédoublement…

Outkine se vit ainsi. Contre le mur clair d'une chambre d'hôpital. Sa souffrance était si dure qu'il avait presque envie de se demander: «Mais qui est-il, ce petit gars maigre qui geint et frissonne dans sa carapace de plâtre?» Oui, ce fut très tôt, à l'âge de onze ans, qu'il expérimenta cette vision – ce corps estropié qui crie, qui souffre, et, à côté, on ne sait pas trop où, ce regard détaché, apaisé. Cette présence, amère et sereine. Semblable à une journée d'automne claire, à l'odeur pénétrante de feuilles mortes. Cette présence c'était aussi lui, Outkine le savait, oui, une part de lui. Peut-être la plus importante. En tout cas la plus libre. Il n'aurait pas su dire ce que représentait pour lui ce dédoublement. Mais, intuitivement, il percevait la tonalité de cet imaginaire instant d'automne en lui…

Il suffisait de fermer les yeux, de se mettre à l'unisson avec ce soleil bas scintillant dans les feuilles jaunes, avec cette odeur clarifiée de la forêt, avec cet air limpide… Et l'on pouvait se poser une question calme, désintéressée: «Mais qui est-il, ce jeune gars qui traîne sa jambe mutilée et pointe une épaule vers le ciel?…»

Outkine aimait venir dans cette journée qu'il n'avait jamais vue, y rester au milieu des arbres inconnus aux larges feuilles ciselées, jaunes et rouges, qu'on ne trouvait pas dans la taïga. Regarder à travers ce feuillage empli de soleil le petit bonhomme qui s'en allait en boitant, la tête baissée sous les rafales de neige…

Le mystère d'Outkine… L'essentiel, c'est que l'énorme triangle de glace qui s'était soudainement détaché de la berge du fleuve lui laissa le temps de réaliser ce qui se passait. Il eut le temps d'apercevoir la foule de badauds qui reculait en distinguant le crissement menaçant, d'entendre leurs cris. Et d'avoir peur. Et de comprendre qu'il avait peur. Et d'essayer de se sauver sans faire rire l'attroupement humain par ses bonds. Et de comprendre que c'était idiot de se soucier du rire des autres. Et de penser: c'est moi, oui, c'est bien moi, je suis seul sur cette glace qui se brise, se renverse dans les flots, c'est moi, c'est le soleil, le printemps, j'ai peur…

Sa douleur, tel un cristal taché par les incrustations des impuretés, garderait cette poussière de pensées fébriles et banales. Elles se graveraient dans ce cristal, dans sa transparence de larmes gelées.

Le fleuve était trop puissant, son souffle, même au moment de la débâcle, trop lent pour que le malheur puisse être subit. Les yeux du garçon le vivaient comme au ralenti. L'homme qui, ris-quant d'être lui-même écrasé par les glaces, retira Outkine, s'écria joyeusement:

– Regardez-moi ce canardeau mouillé! Encore un peu et il aurait plongé… Non, mais c'est un vrai canardeau!