Oui, la belmondomanie ressembla bientôt à puissante lame de fond qui amena à la surface notre vie des espèces humaines surprenantes. Cette vague parcourut les villages les plus reculés, pénétra dans les maisons forestières et, visiblement, ébranla même le calme glacé des miradors… Chaque séance apportait ses surprises.
Un jour, je m'aperçus que le siège à côté de moi restait libre. Nous étions assis toujours au premier rang. Non plus à cause de notre arrivée tardive, mais pour être seuls face à Belmondo, pour pouvoir entrer sur la promenade ensoleillée sans enjamber les têtes et les toques de renard… Ce siège libre à ma gauche ne m'étonna pas d'abord outre mesure. Quelqu'un avait décidé de venir, pensai-je, après le journal, en profitant de ces dix minutes de nouvelles kremléniennes pour fumer une cigarette dans le hall d'entrée.
Pourtant le journal – cette fois, outre l'inévitable scène de décoration, on vit les marins-pêcheurs qui avaient dépassé le plan de pêche de trente pour cent – oui, le journal prit fin, la lumière revint un instant et s'éteignit de nouveau, mais le siège restait inoccupé. Je m'apprêtais déjà à me déplacer, ce siège libre me paraissant être plus au centre… Et c'est à ce moment que l'énorme silhouette d'un homme courbé glissa sur l'écran déjà ravivé de reflets méridionaux et que je sentis l'une de ses lourdes bottes heurter mes pieds dans l'obscurité. Le spectateur en retard prit sa place. Avant l'arrivée de l'hélicoptère au-dessus de la cabine téléphonique, je jetai un coup d'œil vers mon voisin… En le reconnaissant, je me mis à glisser lentement entre les accoudoirs. Je voulais me faire tout petit, invisible, inexistant.
Car c'était Guéra. Guérassim Tougaï de son vrai nom. Le nom que tous les habitants de la région prononçaient avec une crainte respectueuse. C'était celui qui «volait l'or à l'État», selon l'avis de ma tante et de ses amies. Celui que la milice recherchait désespérément et que nous avons croisé un jour, en été, en pleine taïga. Celui qui, caché dans les profondeurs sauvages et inaccessibles, lavait le sable d'or d'une petite rivière vive et claire, au milieu du silence des cèdres centenaires.
Maîtrisant ma peur, je le dévisageai discrètement. Sa large veste en peau d'ours sentait le vent frais des espaces neigeux. Sa chapka dont les oreillettes étaient nouées sur la nuque rappelait un grand casque de guerrier nordique. Il était assis dans une pose indépendante et fière, et son énorme silhouette dépassait toute la rangée de spectateurs.
Et plus j'examinais son profil dans la lumière changeante et multicolore de l'écran, plus un étrange air de ressemblance se dégageait de ses traits. Oui, il me rappelait quelqu'un que je connaissais très bien… Mais qui? Sur son front une boucle de cheveux s'échappait de la chapka… Un nez aplati, victime de quelque bagarre, sans doute… Un dessin de lèvres volontaire, un sourire légèrement Carnivore. Une mâchoire inférieure puissante, massive. Et cet œil brun, vif…
Ahuri et n'osant pas croire à mon intuition, je regardai l'écran. Belmondo, sortant de l'azur éblouissant d'une piscine, s'installait dans une chaise longue à côté de la superbe espionne. Je scrutai son profil. La boucle de cheveux qu'il rejetait de son front mouillé, son nez, ses lèvres. Ses yeux… Je me tournai vers mon voisin. Puis vers l'écran. Et de nouveau vers l'homme en peau d'ours…
Oui, c'était bien lui… La magie n'a pas d'explications. Aussi n'essayai-je pas de comprendre. Je restai dans un étrange entre-deux-mondes, entre ces deux visages parfaitement semblables réunis dans le matras d'alchimiste qu'était devenue la salle obscure de L'Octobre rouge. Au milieu d'une lente transmutation du réel en quelque chose de bien plus vrai et plus beau…
Je revins à moi en sursaut. Les grandes bottes de mon voisin avaient accroché mes pieds au passage. Il quittait la salle une ou deux minutes avant la fin. Le matras se brisa. Je faillis courir derrière lui en chuchotant: «Mais attendez, vous allez manquer la scène la plus belle du film!» C'était celle où la jeune voisine s'endormait près de la porte du héros en découvrant sa longue cuisse de la huitième couleur de l'arc-en-ciel…
Je ne courus pas. Je ne criai pas. On entendit la porte latérale se refermer doucement. L'homme en peau d'ours disparut…
Quand la lumière revint, nous vîmes dans la foule lente, éblouie et souriante, deux officiers. Les pattes de col de leurs tuniques étaient d'un ton cramoisi, signe distinctif des unités qui surveillaient le camp. Les spectateurs leur jetaient des regards amusés, furtifs, qui semblaient dire: «Ah! vous aussi…»
Oui, eux aussi avaient séjourné dans le matras magique. A côté du redoutable Guéra…
Je n'ai jamais parlé de lui à Samouraï, ni à Out-kine. Ils m'auraient sans doute ri au nez. Depuis cette étrange séance j'ai compris que la magie se rompt justement parce que l'homme n'ose pas en parler, ni y croire. Il se montre indigne du miracle en essayant de le réduire à quelque banale cause matérielle.
D'ailleurs, durant ce temps de redoux, on n'était pas à un miracle près. Le lendemain de l'apparition mystérieuse de l'homme en peau d'ours, nous vîmes dans la file d'attente… le grand-père d'Outkine! Il demeura tout confus, comme un adulte pris en flagrant délit d'enfantillage. Et il se hâta de se justifier:
– Qu'est-ce que vous voulez, tout le monde] ne parle que de ça… Un ami médecin m'a raconté que son malade lui avait demandé de retarder l'opération pour pouvoir venir voir ce film. Alors moi…
Et pour se disculper, il paya les quatre billets!
Pourquoi Belmondo?
Avec son nez aplati, il ressemblait à beaucoup d'entre nous. Notre vie – taïga, vodka, camps – sculptait des visages de ce genre. Des visages d'une beauté barbare qui perçait à travers la rudesse des traits torturés.
Pourquoi lui? Parce qu'il nous attendait. Il ne nous abandonnait pas au seuil de quelque luxueux palace, mais grâce au va-et-vient entre ses rêves et son quotidien, il se retrouvait toujours à côté de nous. On le suivait dans l'inimaginable.
Nous l'aimions aussi pour la magnifique inutilité de ses exploits. Pour le joyeux absurde de ses victoires et de ses conquêtes. Le monde dans lequel nous vivions reposait sur la finalité écrasante de l'avenir radieux. Nous étions tous inscrits dans cette logique – la tisseuse s'agitant entre ses cent cinquante métiers, les marins-pêcheurs ratissant les quatorze mers de l'Empire, les bûcherons s'engageant à abattre chaque année davantage. Cette progression irrésistible marquait le but de notre présence sur cette planète. La remise de décorations au Kremlin en était le symbole suprême. Et même le camp trouvait sa place dans cette harmonie calculée – il fallait bien un endroit pour ceux qui se montraient momentanément indignes du grand projet, pour ces inévitables scories de notre existence paradisiaque.
Mais vint Belmondo avec ses exploits pour rien, avec ses performances sans but, son héroïsme gratuit. Nous vîmes la force qui s'admirait sans songer au résultat, l'éclat des muscles qui ne se préoccupaient pas des records de productivité à battre. Nous découvrîmes que la présence char-nelle de l'homme pouvait être belle en soi! Sans aucune arrière-pensée messianique, idéologique ou futuriste. Désormais, nous savions que ce fabuleux en-soi s'appelait «Occident».
Et puis, il y avait aussi cette rencontre à l'aéroport. L'espionne qui accueillait notre héros devait avoir sur elle un objet convenu, un signe de reconnaissance. Et ce fut un… karavaï; cette miche de pain noir russe, on ne peut plus russe et appelée en russe dans un film français! Un hurlement de plaisir et de fierté nationale parcourut les rangs du cinéma L'Octobre, rouge… En revenant à Svetlaïa, nous ne parlions, cette fois, que de cela: donc, là-bas, en Occident, ils savaient un peu que nous existions!