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«Puis voici que pour la première fois deux amants se trouvent chair à chair dans ce tabernacle de la vie. Ils tremblent, mais transportés d’allégresse, ils se sentent délicieusement l’un près de l’autre; et, peu à peu, leurs bouches s’approchent. Ce baiser divin les confond, ce baiser, porte du ciel terrestre, ce baiser qui chante les délices humaines, qui les promet toujours, les annonce et les devance. Et leur lit s’émeut comme une mer soulevée, ploie et murmure, semble lui-même animé, joyeux, car sur lui le délirant mystère d’amour s’accomplit. Quoi de plus suave, de plus parfait en ce monde que ces étreintes faisant de deux êtres un seul, et donnant à chacun, dans le même moment, la même pensée, la même attente et la même joie éperdue qui descend en eux comme un feu dévorant et céleste?

«Vous rappelez-vous ces vers que vous m’avez lus, l’autre année, dans quelque poète antique, je ne sais lequel, peut-être le doux Ronsard?

Et quand au lit nous serons

Entrelacés, nous ferons

Les lascifs, selon les guises

Des amants qui librement

Pratiquent folâtrement

Sous les draps cent mignardises.

«Ces vers- là, je les voudrais avoir brodés en ce plafond de mon lit, d’où Pyrame et Thisbé me regardent sans fin avec leurs yeux de tapisserie.

«Et songez à la mort, mon ami, à tous ceux qui ont exhalé vers Dieu leur dernier souffle en ce lit. Car il est aussi le tombeau des espérances finies, la porte qui ferme tout après avoir été celle qui ouvre le monde. Que de cris, que d’angoisses, de souffrances, de désespoirs épouvantables, de gémissements d’agonie, de bras tendus vers les choses passées, d’appels aux bonheurs terminés à jamais; que de convulsions, de râles, de grimaces, de bouches tordues, d’yeux retournés, dans ce lit où je vous écris, depuis trois siècles qu’il prête aux hommes son abri.

Mademoiselle Fifi – Édition illustrée pic_34.jpg

«Le lit songez-y, c’est le symbole de la vie; je me suis aperçue de cela depuis trois jours. Rien n’est excellent hors du lit.

«Le sommeil n’est-il pas encore un de nos instants les meilleurs?

«Mais c’est aussi là qu’on souffre! Il est le refuge des malades, un lieu de douleurs aux corps épuisés.

«Le lit, c’est l’homme. Notre Seigneur Jésus, pour prouver qu’il n’avait rien d’humain, ne semble pas avoir jamais eu besoin d’un lit. Il est né sur la paille et mort sur la croix, laissant aux créatures comme nous leur couche de mollesse et de repos.

«Que d’autres choses me sont encore venues! mais je n’ai le temps de vous les marquer, et puis me les rappellerais-je toutes? et puis je suis déjà tant fatiguée que je vais retirer mes oreillers, m’étendre tout au long et dormir quelque peu.

«Venez me voir demain à trois heures; peut-être serai-je mieux et vous le pourrai-je montrer.

«Adieu, mon ami; voici mes mains pour que vous les baisiez et je vous tends aussi mes lèvres.»

16 mars 1882

FOU?

Mademoiselle Fifi – Édition illustrée pic_35.jpg

Suis-je fou? ou seulement jaloux? Je n’en sais rien, mais j’ai souffert horriblement. J’ai accompli un acte de folie, de folie furieuse, c’est vrai; mais la jalousie haletante, mais l’amour exalté, trahi, condamné, mais la douleur abominable que j’endure, tout cela ne suffit-il pas pour nous faire commettre des crimes et des folies sans être vraiment criminel par le cœur ou par le cerveau?

Oh! j’ai souffert, souffert, souffert d’une façon continue, aiguë, épouvantable. J’ai aimé cette femme d’un élan frénétique… Et cependant est-ce vrai? L’ai-je aimée? Non, non, non. Elle m’a possédé âme et corps, envahi, lié. J’ai été, je suis sa chose, son jouet. J’appartiens à son sourire, à sa bouche, à son regard, aux lignes de son corps, à la forme de son visage, je halète sous la domination de son apparence extérieure; mais Elle, la femme de tout cela, l’être de ce corps, je la hais, je la méprise, je l’exècre, je l’ai toujours haïe, méprisée, exécrée; car elle est perfide, bestiale, immonde, impure; elle est la femme de perdition, l’animal sensuel et faux chez qui l’âme n’est point, chez qui la pensée ne circule jamais comme un air libre et vivifiant, elle est la bête humaine; moins que cela: elle n’est qu’un flanc, une merveille de chair douce et ronde qu’habite l’Infamie.

Les premiers temps de notre liaison furent étranges et délicieux. Entre ses bras toujours ouverts, je m’épuisais dans une rage d’inassouvissable désir. Ses yeux, comme s’ils m’eussent donné soif, me faisaient ouvrir la bouche. Ils étaient gris à midi, teintés de vert à la tombée du jour, et bleus au soleil levant. Je ne suis pas fou; je jure qu’ils avaient ces trois couleurs.

Aux heures d’amour ils étaient bleus, comme meurtris, avec des pupilles énormes et nerveuses. Ses lèvres, remuées d’un tremblement, laissaient jaillir parfois la pointe rose et mouillée de sa langue, qui palpitait comme celle d’un reptile; et ses paupières lourdes se relevaient lentement, découvrant ce regard ardent et anéanti qui m’affolait. En l’étreignant dans mes bras je regardais son œil et je frémissais, secoué tout autant par le besoin de tuer cette bête que par la nécessité de la posséder sans cesse.

Quand elle marchait à travers ma chambre, le bruit de chacun de ses pas faisait une commotion dans mon cœur; et quand elle commençait à se dévêtir, laissait tomber sa robe, et sortant, infâme et radieuse, du linge qui s’écrasait autour d’elle, je sentais tout le long de mes membres, le long des bras, le long des jambes, dans ma poitrine essoufflée, une défaillance infinie et lâche.

Un jour, je m’aperçus qu’elle était lasse de moi. Je le vis dans son œil, au réveil. Penché sur elle, j’attendais, chaque matin ce premier regard. Je l’attendais plein de rage, de haine, de mépris pour cette brute endormie dont j’étais l’esclave. Mais quand le bleu pâle de sa prunelle, ce bleu liquide comme de l’eau, se découvrait, encore languissant, encore fatigué, encore malade des récentes caresses, c’était comme une flamme rapide qui me brûlait, exaspérant mes ardeurs. Ce jour-là, quand s’ouvrit sa paupière, j’aperçus un regard indifférent et morne qui ne désirait plus rien.

Oh! je le vis, je le sus, je le sentis, je le compris tout de suite. C’était fini, fini, pour toujours. Et j’en eus la preuve à chaque heure, à chaque seconde.

Quand je l’appelais des bras et des lèvres, elle se retournait ennuyée, murmurant: «Laissez-moi donc!» ou bien: «Vous êtes odieux!» ou bien: «Ne serai-je jamais tranquille!»

Alors, je fus jaloux, mais jaloux comme un chien et rusé, défiant, dissimulé. Je savais bien qu’elle recommencerait bientôt, qu’un autre viendrait pour rallumer ses sens.

Je fus jaloux avec frénésie, mais je ne suis pas fou; non, certes, non.

J’attendis; oh! j’épiais; elle ne m’aurait pas trompé; mais elle restait froide, endormie. Elle disait parfois: «Les hommes me dégoûtent.» Et c’était vrai.

Alors je fus jaloux d’elle-même; jaloux de son indifférence, jaloux de la solitude de ses nuits; jaloux de ses gestes, de sa pensée que je sentais toujours infâme, jaloux de tout ce que je devinais. Et quand elle avait parfois, à son lever, ce regard mou qui suivait jadis nos nuits ardentes, comme si quelque concupiscence avait hanté son âme et remué ses désirs, il me venait des suffocations de colère, des tremblements d’indignation, des démangeaisons de l’étrangler, de l’abattre sous mon genou et de lui faire avouer, en lui serrant la gorge, tous les secrets honteux de son cœur.