– Monsieur, seulement pour raffermir les fondations du château, il faudrait neuf millions; les apportez-vous?
Je suis habitué à ne m’étonner de rien.
– Je ne les ai pas sur moi, observai-je; mais cela pourrait encore se trouver!
– Eh bien, dit-il, quand vous les apporterez, nous vous ferons voir le château.
J’étais piqué; ce qui me fit retourner à Saint-Germain deux jours après. J’avais trouvé l’idée.
– Pourquoi, me disais-je, ne pas faire une souscription? La France est pauvre; mais il viendra beaucoup d’Anglais l’année prochaine pour l’exposition des Champs-Élysées. Il est impossible qu’ils ne nous aident pas à sauver de la destruction un château qui a hébergé plusieurs générations de leurs reines et de leurs rois. Toutes les familles jacobites y ont passé. – La ville encore est à moitié pleine d’Anglais; j’ai chanté tout enfant les chansons du roi Jacques et pleuré Marie Stuart en déclamant les vers de Ronsard et de du Bellay… La race des King-Charles emplit les rues comme une preuve vivante encore des affections de tant de races disparues… Non! me dis-je, les Anglais ne refuseront pas de s’associer une souscription doublement nationale. Si nous contribuons par des monacos, ils trouveront bien des couronnes et des guinées!
Fort de cette combinaison, je suis allé la soumettre aux habitués du Café du Marché. Ils l’ont accueillie avec enthousiasme, et, quand j’ai demandé une chope de bière sans cloportes, le garçon m’a dit:
– Oh! non, monsieur, plus aujourd’hui!
Au château, je me suis présenté la tête haute. Le sergent m’a introduit au corps de garde, où j’ai développé mon idée avec succès, et le commandant, qu’on a averti, a bien voulu permettre que l’on me fît voir la chapelle et les appartements des Stuarts, fermés aux simples curieux. Ces derniers sont dans un triste état, et, quant aux galeries, aux salles antiques et aux chambres des Médicis, il est impossible de les reconnaître depuis des siècles, grâce aux sculptures, aux maçonneries et aux faux plafonds qui ont approprié ce château aux convenances militaires.
Que la cour est belle, pourtant! ces profils sculptés, ces arceaux, ces galeries chevaleresques, l’irrégularité même du plan, la teinte rouge des façades, tout cela fait rêver aux châteaux d’Écosse et d’Irlande, à Walter Scott et à Byron. On a tant fait pour Versailles et tant pour Fontainebleau. Pourquoi donc ne pas relever ce débris précieux de notre histoire? La malédiction de Catherine de Médicis, jalouse du monument construit en l’honneur de Diane, s’est continuée sous les Bourbons. Louis XIV craignait de voir la flèche de Saint Denis; ses successeurs ont tout fait pour Saint-Cloud et Versailles. Aujourd’hui, Saint-Germain attend encore le résultat d’une promesse que la guerre a peut-être empêché de réaliser.
III. Une société chantante
Ce que le concierge m’a fait voir avec le plus d’amour, est une série de petites loges qu’on appelle les cellules, où couchent quelques militaires du pénitencier. Ce sont de véritables boudoirs ornés de peintures à fresque représentant des paysages. Le lit se compose d’un matelas de crin soutenu par des élastiques; le tout très propre et très coquet, comme une cabine d’officier de vaisseau.
Seulement, le jour y manque, comme dans la chambre qu’on m’offrait à Paris, et l’on ne pourrait pas y demeurer ayant un état pour lequel il faudrait du jour. «- J’aimerais, dis-je au sergent, une chambre moins bien décorée et plus près des fenêtres. – Quand on se lève avant le jour, c’est bien indifférent! me répondit-il.» je trouvai cette observation de la plus grande justesse.
En repassant par le corps de garde, je n’eus qu’à remercier le commandant de sa politesse, et le sergent ne voulut accepter aucune buona mano.
Mon idée de souscription anglaise me trottait dans la tête, et j’étais bien aise d’en essayer l’effet sur des habitants de la ville; de sorte qu’allant dîner au pavillon de Henri IV, d’où l’on jouit de la plus admirable vue qui soit en France, dans un kiosque ouvert sur un panorama de dix lieues, j’en fis part à trois Anglais et à une Anglaise, qui en furent émerveillés, et trouvèrent ce plan très conforme à leurs ides nationales. – Saint-Germain a cela de particulier, que tout le monde s’y connaît, qu’on y parle haut dans les établissements publics, et que l’on peut même s’y entretenir avec des dames anglaises sans leur être présenté. On s’ennuierait tellement sans cela! Puis c’est une population à part, classée, il est vrai, selon les conditions, mais entièrement locale.
Il est très rare qu’un habitant de Saint-Germain vienne à Paris; certains d’entre eux ne font pas ce voyage une fois en dix ans. Les familles étrangères vivent aussi là entre elles avec la familiarité qui existe dans les villes d’eaux. Et ce n’est pas l’eau, c’est l’air pur que l’on vient chercher à Saint-Germain. Il y a des maisons de santé charmantes, habitées par des gens très bien portants, mais fatigués du bourdonnement et du mouvement insensés de la capitale. La garnison, qui tait autrefois de gardes du corps, et qui est aujourd’hui de cuirassiers de la garde, n’est pas étrangère peut-être la résidence de quelques jeunes beautés, filles ou veuves, qu’on rencontre à cheval ou à âne sur la route des Loges ou du château du Val. Le soir, les boutiques s’éclairent rue de Paris et rue au Pain; on cause d’abord sur la porte, on rit, on chante même. – L’accent des voix est fort distinct de celui de Paris; les jeunes filles ont la voix pure et bien timbrée, comme dans les pays de montagnes. En passant dans la rue de l’Église, j’entendis chanter au fond d’un petit café. J’y voyais entrer beaucoup de monde et surtout des femmes. En traversant la boutique, je me trouvai dans une grande salle toute pavoise de drapeaux et de guirlandes avec les insignes maçonniques et les inscriptions d’usage. – J’ai fait partie autrefois des Joyeux et des Bergers de Syracuse; je n’étais donc pas embarrassé de me présenter.
Le bureau était majestueusement établi sous un dais orné de draperies tricolores, et le président me fit le salut cordial qui se doit à un visiteur. Je me rappellerai toujours qu’aux Bergers de Syracuse, on ouvrait généralement la séance par ce toast: «Aux Polonais!… et à ces dames!» Aujourd’hui, les Polonais sont un peu oubliés. – Du reste, j’ai entendu de fort jolies chansons dans cette réunion, mais surtout des voix de femmes ravissantes. Le Conservatoire n’a pas terni l’éclat de ces intonations pures et naturelles, de ces trilles empruntés au chant du rossignol ou du merle, ou n’a pas faussé avec les leçons du solfège ces gosiers si frais et si riches en mélodie. Comment se fait-il que ces femmes chantent si juste? Et pourtant tout musicien de profession pourrait dire chacune d’elles: «Vous ne savez pas chanter.» Rien n’est amusant comme les chansons que les jeunes filles composent elles-mêmes, et qui font, en général, allusion aux trahisons des amoureux ou aux caprices de l’autre sexe. Quelquefois, il y a des traits de raillerie locale qui échappent au visiteur étranger. Souvent un jeune homme et une jeune fille se répondent comme Daphnis et Chloé, comme Myrtil et Sylvie. En m’attachant à cette pensée, je me suis trouvé tout ému, tout attendri, comme à un souvenir de la jeunesse… C’est qu’il y a un âge – âge critique, comme on le dit, pour les femmes, – où les souvenirs renaissent si vivement, où certains dessins oubliés reparaissent sous la trame froissée de la vie! On n’est pas assez vieux pour ne plus songer à l’amour, on n’est plus assez jeune pour penser toujours à plaire. – Cette phrase, je l’avoue, est un peu Directoire. Ce qui l’amène sous ma plume, c’est que j’ai entendu un ancien jeune homme qui, ayant décroché du mur une guitare, exécuta admirablement la vieille romance de Garat: