Il n’est pas rare aussi d’y trouver des haillons pittoresques sur les épaules des travailleurs. Les collines, fendues çà et là, accusent le tassement du terrain sur d’anciennes carrières; mais rien n’est plus beau que l’aspect de la grande butte, quand le soleil éclaire ses terrains d’ocre rouge veinés de plâtre et de glaise, ses roches dénudées et quelques bouquets d’arbres encore assez touffus, où serpentent des ravins et des sentiers.
La plupart des terrains et des maisons éparses de cette petite vallée appartiennent à de vieux propriétaires, qui ont calculé sur l’embarras des Parisiens à se créer de nouvelles demeures et sur la tendance qu’ont les maisons du quartier Montmartre à envahir, dans un temps donné, la plaine Saint-Denis. C’est une écluse qui arrête le torrent; quand elle s’ouvrira, le terrain vaudra cher.- Je regrette d’autant plus d’avoir hésité, il y a dix ans, à donner trois mille francs du dernier vignoble de Montmartre.
Il n’y faut plus penser. Je ne serai jamais propriétaire: et pourtant que de fois, au 8 ou au 15 de chaque trimestre (près de Paris, du moins), j’ai chanté le refrain de M. Vautour:
J’aurais fait faire dans cette vigne une construction si légère!… Une petite villa dans le goût de Pompéi avec un impluvium et une cella, quelque chose comme la maison du poète tragique. Le pauvre Laviron, mort depuis sur les murs de Rome, m’en avait dessiné le plan. A dire le vrai pourtant, il n’y a pas de propriétaires aux buttes de Montmartre. On ne peut asseoir légalement une propriété sur des terrains minés par des cavités peuplées dans leurs parois de mammouths et de mastodontes. La commune concède un droit de possession qui s’éteint au bout de cent ans… On est campé comme les Turcs; et les doctrines les plus avancées auraient peine à contester un droit si fugitif où l’hérédité ne peut longuement s’établir.
II. Le château de Saint-Germain
J’ai parcouru les quartiers de Paris qui correspondent à mes relations, et n’ai rien trouvé qu’à des prix impossibles, augmentés par les conditions que formulent les concierges. Ayant rencontré un seul logement au-dessous de trois cents francs, on m’a demandé si j’avais un état pour lequel il fallût du jour. – J’ai répondu, je crois, qu’il m’en fallait pour l’état de ma santé.
– C’est, m’a dit le concierge, que la fenêtre de la chambre s’ouvre sur un corridor qui n’est pas bien clair.
Je n’ai pas voulu en savoir davantage, et j’ai même négligé de visiter une cave à louer, me souvenant d’avoir vu à Londres cette même inscription, suivie de ces mots: «Pour un gentleman seul.»
Je me suis dit:
– Pourquoi ne pas aller demeurer à Versailles ou à Saint-Germain? La banlieue est encore plus chère que Paris; mais, en prenant un abonnement du chemin de fer, on peut sans doute trouver des logements dans la plus déserte ou dans la plus abandonnée de ces deux villes. En réalité, qu’est-ce qu’une demi-heure de chemin de fer, le matin et le soir? On a là les ressources d’une cité, et l’on est presque à la campagne. Vous vous trouvez logé par le fait rue Saint-Lazare, n°130. Le trajet n’offre que de l’agrément, et n’équivaut jamais, comme ennui ou comme fatigue, une course d’omnibus.
Je me suis trouvé très heureux de cette idée, et j’ai choisi Saint-Germain, qui est pour moi une ville de souvenirs. Quel voyage charmant! Asnières, Chatou, Nanterre et le Pecq; la Seine trois fois repliée, des points de vue d’îles vertes, de plaines, de bois, de chalets et de villas; à droite, les coteaux de Colombes, d’Argenteuil et de Carrières; à gauche, le mont Valérien, Bougival, Luciennes et Marly; puis la plus belle perspective du monde: la terrasse et les vieilles galeries du château de Henri IV, couronnées par le profil sévère du château de François Ier.
J’ai toujours aimé ce château bizarre, qui, sur le plan, a la forme d’un D gothique, en l’honneur, dit-on, du nom de la belle Diane. – Je regrette seulement de n’y pas voir ces grands toits écaillés d’ardoises, ces clochetons à jour où se déroulaient des escaliers en spirale, ces hautes fenêtres sculptées s’élançant d’un fouillis de toits anguleux qui caractérisent l’architecture valoise. Des maçons ont défiguré, sous Louis XVIII, la face qui regarde le parterre. Depuis, l’on a transformé ce monument en pénitencier, et l’on a déshonoré l’aspect des fossés et des ponts antiques par une enceinte de murailles couvertes d’affiches. Les hautes fenêtres et les balcons dorés, les terrasses où ont paru tour à tour les beautés blondes de la cour des Valois et de la cour des Stuarts, les galants chevaliers des Médicis et les Écossais fidèles de Marie Stuart et du roi Jacques, n’ont jamais été restaurés; il n’en reste rien que le noble dessin des baies, des tours et des façades, que cet étrange contraste de la brique et de l’ardoise, s’éclairant des feux du soir ou des reflets argentés de la nuit, et cet aspect moitié galant, moitié guerrier, d’un château fort qui, en dedans, contenait un palais splendide dressé sur un montagne, entre une vallée boisée où serpente un fleuve et un parterre qui se dessine sur la lisière d’une vaste forêt.
Je revenais là, comme Ravenswood au château de ses pères; j’avais eu des parents parmi les hôtes de ce château, – il y a vingt ans déjà; – d’autres, habitants de la ville; en tout, quatre tombeaux… Il se mêlait encore à ces impressions de souvenir d’amour et de fêtes remontant à l’époque des Bourbons; – de sorte que je fus tout à tour heureux et triste tout un soir!
Un incident vulgaire vint m’arracher à la poésie de ces rêves de jeunesse. La nuit étant venue, après avoir parcouru les rues et les places, et salué des demeures aimées jadis, donné un dernier coup d’œil aux côtes de l’étang de Mareil et de Chambourcy, je m’étais enfin reposé dans un café qui donne sur la place du Marché. On me servit une chope de bière. Il y avait au fond trois cloportes; – un homme qui a vécu en Orient est incapable de s’affecter d’un pareil détail.
– Garçon! dis-je, il est possible que j’aime les cloportes; mais, une autre fois, si j’en demande, je désirerais qu’on me les servît à part.
Le mot n’était pas neuf, s’étant déjà appliqué à des cheveux servis sur une omelette; mais il pouvait encore être goûté à Saint-Germain. Les habitués, bouchers ou conducteurs de bestiaux, le trouvèrent agréable.
Le garçon me répondit imperturbablement:
– Monsieur, cela ne doit pas vous étonner; on fait en ce moment des réparations au château, et ces insectes se réfugient dans les maisons de la ville. Ils aiment beaucoup la bière et y trouvent leur tombeau.
– Garçon, lui dis-je, vous êtes plus beau que nature; et votre conversation me séduit… Mais est-il vrai que l’on fasse des réparations au château?
– Monsieur vient d’en être convaincu.
– Convaincu, grâce à votre raisonnement; mais êtes-vous sûr du fait en lui-même?
– Les journaux en ont parlé.
Absent de France pendant longtemps, je ne pouvais contester ce témoignage. Le lendemain, je me rendis au château pour voir où en était la restauration. Le sergent-concierge me dit, avec un sourire qui n’appartient qu’à un militaire de ce grade: