À la vue de ce grand homme qui, pour ses coreligionnaires, était plus qu’un roi, car il réunissait en une seule personne le héros et le saint, Mergy se sentit frappé de tant de respect, qu’en l’abordant il mit involontairement un genou en terre. L’Amiral, surpris et fâché de cette marque extraordinaire de vénération, lui fit signe de se relever, et prit avec un peu d’humeur la lettre que le jeune enthousiaste lui remit. Il jeta un coup d’œil sur les armoiries du cachet.
– C’est de mon vieux camarade le baron de Mergy, dit-il, et vous lui ressemblez tellement, jeune homme, qu’il faut que vous soyez son fils.
– Monsieur, mon père aurait désiré que son grand âge lui eût permis de venir lui-même vous présenter ses respects.
– Messieurs, dit Coligny après avoir lu la lettre et se tournant vers les personnes qui l’entouraient, je vous présente le fils du baron de Mergy, qui a fait plus de deux cents lieues pour être des nôtres. Il paraît que nous ne manquerons pas de volontaires pour la Flandre. Messieurs, je vous demande votre amitié pour ce jeune homme; vous avez tous la plus haute estime pour son père.
Aussitôt Mergy reçut à la fois vingt accolades et autant d’offres de service.
– Avez-vous déjà fait la guerre, Bernard, mon ami? demanda l’Amiral. Avez-vous jamais entendu le bruit des arquebusades?
Mergy répondit en rougissant qu’il n’avait pas encore eu le bonheur de combattre pour la religion.
– Félicitez-vous plutôt, jeune homme, de n’avoir pas été forcé de répandre le sang de vos concitoyens, dit Coligny d’un ton grave; grâce à Dieu, ajouta-t-il avec un soupir, la guerre civile est terminée! la religion respire, et, plus heureux que nous, vous ne tirerez votre épée que contre les ennemis de votre roi et de votre patrie.
Puis, mettant la main sur l’épaule du jeune homme:
– J’en suis sûr, vous ne démentirez pas le sang dont vous sortez. Selon l’intention de votre père, vous servirez d’abord avec mes gentilshommes; et quand nous rencontrerons les Espagnols, prenez-leur un étendard, et aussitôt vous aurez une cornette dans mon régiment.
– Je vous jure, s’écria Mergy d’un ton résolu, qu’à la première rencontre je serai cornette, ou bien mon père n’aura plus de fils!
– Bien, mon brave garçon, tu parles comme parlait ton père.
Puis il appela son intendant.
– Voici mon intendant maître Samuel; et, si tu as besoin d’argent pour t’équiper, tu t’adresseras à lui.
L’intendant s’inclina devant Mergy, qui se hâta de faire ses remerciements et de refuser.
– Mon père et mon frère, dit-il, pourvoient amplement à mon entretien.
– Votre frère?… C’est le capitaine George Mergy qui, depuis les premières guerres, a abjuré sa religion?
Mergy baissa tristement la tête; ses lèvres remuèrent, mais on n’entendit pas sa réponse.
– C’est un brave soldat, continua l’Amiral; mais qu’est-ce que le courage sans la crainte de Dieu? Jeune homme, vous avez dans votre famille un modèle à suivre et un exemple à éviter.
– Je tâcherai d’imiter les actions glorieuses de mon frère… et non son changement.
– Allons, Bernard, venez me voir souvent, et faites état de moi comme d’un ami. Vous n’êtes pas ici en trop bon lieu pour les mœurs, mais j’espère vous en tirer bientôt pour vous mener là où il y aura de la gloire à gagner.
Mergy s’inclina respectueusement et se retira dans le cercle qui entourait l’Amiral.
– Messieurs, dit Coligny reprenant la conversation que l’arrivée de Mergy avait interrompue, je reçois de tous côtés de bonnes nouvelles. Les assassins de Rouen ont été punis…
– Ceux de Toulouse ne le sont point, dit un vieux ministre à la physionomie sombre et fanatique.
– Vous vous trompez, Monsieur. La nouvelle m’en est parvenue à l’instant. De plus, la chambre mi-partie [42] est déjà établie à Toulouse. Chaque jour Sa Majesté nous prouve que la justice est la même pour tous.
Le vieux ministre secoua la tête d’un air incrédule.
Un vieillard à barbe blanche, et vêtu de velours noir, s’écria:
– Sa justice est la même, oui! les Châtillon, les Montmorency et les Guise tous ensemble, Charles et sa digne mère voudraient les abattre tous d’un seul coup.
– Parlez plus respectueusement du roi, Mr de Bonissan, dit Coligny d’un ton sévère. Oublions, oublions enfin de vieilles rancunes. Que l’on ne dise pas que les catholiques pratiquent mieux que nous le divin précepte de l’oubli des injures.
– Par les os de mon père! cela leur est plus facile qu’à nous, murmura Bonissan. Vingt-trois de mes proches martyrisés ne sortent pas si aisément de ma mémoire.
Il parlait ainsi avec aigreur, quand un vieillard fort cassé, d’une mine repoussante, et enveloppé dans un manteau gris tout usé, entra dans la galerie, fendit la presse [43] et remit un papier cacheté à Coligny.
– Qui êtes-vous? demanda celui-ci sans rompre le cachet.
– Un de vos amis, répondit le vieillard d’une voix rauque.
Et il sortit sur-le-champ.
– J’ai vu cet homme sortir ce matin de l’hôtel de Guise, dit un gentilhomme.
– C’est un magicien, dit un autre.
– Un empoisonneur, dit un troisième.
– Le duc de Guise l’envoie pour empoisonner Mr l’Amiral.
– M’empoisonner, dit l’Amiral en haussant les épaules, m’empoisonner dans une lettre!
– Rappelez-vous les gants de la reine de Navarre [44]! s’écria Bonissan.
– Je ne crois pas plus au poison des gants qu’au poison de la lettre; mais je crois que le duc de Guise ne peut commettre une lâcheté!
Il allait ouvrir la lettre, quand Bonissan se jeta sur lui et lui saisit les mains en s’écriant:
– Ne la décachetez pas, ou vous allez respirer un venin mortel!
Tous les assistants se pressèrent autour de l’Amiral, qui faisait quelques efforts pour se débarrasser de Bonissan.
– Je vois sortir une vapeur noire de la lettre! s’écria une voix.
– Jetez-la! jetez-la! fut le cri général.
– Laissez-moi, fous que vous êtes, disait l’Amiral en se débattant.
Dans l’espèce de lutte qu’il avait à soutenir, le papier tomba sur le plancher.
[42] Par le traité qui termina la troisième guerre civile, on avait établi dans plusieurs parlements des chambres de justice dont la moitié des conseillers professaient la religion calviniste. Ils devaient connaître des affaires entre catholiques et protestants.