Изменить стиль страницы

Pour ce qui touche les croyances, il en est de tellement naturelles qu’on ne peut jamais les perdre; on ne peut nier ce qu’on voit, ce qu’on touche et ce qu’on entend. À défaut de sentiments, on a toujours des sensations; et c’est n’être point mort que de posséder de bons yeux pour voir le soleil, des oreilles pour entendre la musique, et des mains pour les passer amoureusement dans la chevelure parfumée d’une femme, qui, à défaut de ces vertus idéales que réclament les jeunes gens de l’école romantique allemande, a au moins les qualités positives et plastiques de sa beauté. Vous avez fini votre temps de poésie et perdu les ailes qui vous emportaient dans les olympes de l’imagination; mais il vous reste des pieds pour marcher encore un bon bout de temps dans une prose substantielle et nourrissante; et ce qui vous reste à faire est le meilleur du chemin.

Mais en voyant que ces railleries, qui lui étaient familières, à lui poète du matérialisme et apôtre du scepticisme, semblaient provoquer Ulric au lieu de le calmer, Tristan quitta subitement le ton qu’il avait pris d’abord, et le sermonna avec une éloquence onctueuse, persuasive et presque paternelle, qui eut, du moins un instant, pour résultat de le faire renoncer à son dessein de suicide.

Cependant, à compter de ce jour, Ulric ne revint plus voir Tristan, qui, malgré tous les soins qu’il prit pour le découvrir, fut longtemps sans savoir ce qu’il était devenu.

Un jour Tristan faisait, en compagnie de quelques amis, une partie de cheval dans une campagne des environs de Paris. Ce fut là que le hasard lui fit rencontrer Ulric, après six mois de disparition. Ulric n’était pas seul; il donnait le bras à une jeune fille de dix-huit à vingt ans, ayant le costume des ouvrières. Ulric aussi, Ulric, qui jadis avait donné dans le monde l’initiative de l’élégance; Ulric, qui avait été pendant un temps le thermomètre des variations de la mode et dont les innovations, si audacieuses qu’elles fussent, étaient toujours acceptées; qui, s’il lui avait pris un jour l’idée de mettre des gants rouges, en aurait fait porter à tout le Jockey Club, Ulric était vêtu d’habits coupés sur les modèles trouvés sans doute dans les Herculanums de mauvais goût. Il était méconnaissable. Cependant Tristan le reconnut au premier regard et allait s’approcher de lui pour lui parler, quand Ulric lui fit signe de ne pas l’aborder.

– Quel est ce mystère? murmura Tristan en s’éloignant.

En voici l’explication:

Dans les naïfs récits des romanciers et des poètes du moyen âge, on rencontre beaucoup d’aventures de princes et de chevaliers mélancoliques qui, fuyant les cours et les châteaux, se mettent un jour à courir le pays, cachant leur naissance et leur fortune, et, déguisés en pauvres trouvères, s’en vont, la guitare en main, chanter l’amour, et, parmi toutes les femmes, en cherchent une qui les aime pour eux-mêmes. Ils donnent un soupir pour un sourire, et s’arrêtent aussi volontiers sous l’humble fenêtre des vassales que sous le balcon armorié des châtelaines.

Enfant de ce siècle, Ulric de Rouvres, qui comptait peut-être des aïeux parmi ces héros, demi-poètes, demi-paladins, dont sont peuplées les vieilles légendes, semblait vouloir continuer la tradition de ces temps barbares au milieu des mœurs civilisées de notre époque.

Voici ce qu’Ulric avait fait pour rompre complètement avec un monde où pendant quatre années les délicatesses trop exagérées de sa nature avaient été constamment froissées.

Après avoir réalisé toute sa fortune en rentes sur l’État, il en déposa l’inscription entre les mains d’un notaire qui fut chargé d’utiliser les intérêts comme il l’entendrait. Son mobilier, qui était le dernier mot du luxe et de l’élégance modernes, ses équipages et ses chevaux, dont quelques-uns étaient cités dans l’aristocratie hippique, furent vendus aux enchères, et les sommes que produisirent ces ventes diverses déposées chez le notaire qui avait la gestion de sa fortune. Ulric garda deux cents francs seulement.

Huit jours après, les personnes qui vinrent le demander à son logement de la Chaussée d’Antin apprirent qu’il était parti sans laisser d’adresse.

Sous le nom de Marc Gilbert, Ulric avait été se loger dans une des plus sombres rues du quartier Saint-Marceau. La maison où il habitait était une espèce de caserne populaire où du matin au soir retentissait le bruit de trois cents métiers.

Habitué au confortable recherché au milieu duquel il avait toujours vécu, Ulric passa sans transition de l’extrême opulence au dénuement extrême. Sa chambre était un de ces taudis humides et obscurs dans lesquels le soleil n’ose pas aventurer un rayon, comme s’il craignait de rester prisonnier dans ces cachots aériens. Le mobilier qui garnissait cette chambre était celui du plus pauvre artisan.

Ce fut là qu’Ulric vint se réfugier, ce fut là qu’il essaya de se retremper dans une autre existence. En voyant ses voisins, les ouvriers, partir le matin pour l’atelier la chanson aux lèvres, en les voyant rentrer le soir ployés en deux par la fatigue du labeur, mais ayant sur le visage encore trempé de sueur ce reflet de contentement pacifique qu’imprime l’accomplissement d’un devoir, Ulric s’était dit:

– Ceci est le vrai peuple, le peuple honnête, qui travaille et pétrit de sa main laborieuse le pain qu’il mange le soir. C’est là, ou jamais, que je trouverai l’homme avec ses bons instincts. C’est là, ou jamais, que je pourrai guérir cette invincible tristesse qui m’a suivi dans cette mansarde, où j’ai retrouvé le spectre du dégoût assis au pied de mon lit.

Son plan était tout tracé, et il le mit sur-le-champ à exécution. Huit jours après, Ulric, sous le nom de Marc Gilbert, avait revêtu le sarreau plébéien, et entrait comme apprenti dans un grand atelier du voisinage. Au bout de six mois, il savait assez son métier pour être employé comme ouvrier. À dessein il avait choisi dans l’industrie une des professions les plus fatigantes et exigeant plutôt la force que l’intelligence. Il s’était fait mécanique vivante, outil de chair et d’os. Et, en voyant ses doigts glorieusement mutilés par les saintes cicatrices du travail, c’est à peine s’il se reconnaissait lui-même dans le robuste Marc Gilbert, lui, l’élégant Ulric de Rouvres, dont la main aristocratique aurait jadis pu mettre, sans le rompre, le gant de la princesse Borghèse.

Cependant, malgré le rude labeur quotidien auquel il s’était voué, au milieu même de son atelier, et si bruyantes qu’elles fussent, les clameurs qui l’environnaient ne pouvaient assourdir le chœur de voix désolées qui parlaient incessamment à son esprit.

Lorsqu’il rentrait le soir dans sa chambre, après une laborieuse journée, Ulric ne pouvait même pas trouver ce lourd sommeil qui habite les grabats des prolétaires. L’insomnie s’asseyait à son chevet; et, quoi qu’il fît pour l’en détourner, son esprit descendait au fond d’une rêverie dont l’abîme se creusait chaque jour plus profondément, et d’où il ressortait toujours avec une amertume de plus et une espérance de moins.

Ulric avait au cœur cette lèpre mortelle qui est l’amour du bien et du bon, la haine du faux et de l’injuste; mais une étrange fatalité, qui semblait marcher dans ses pas, avait toujours donné un démenti à ses instincts et raillé la poésie de ses aspirations. Tout ce qu’il avait touché lui avait laissé quelque fange aux mains, tout ce qu’il avait connu lui avait gravé un mépris ou un dégoût dans l’esprit, et, comme ces soldats qui comptent chaque combat par une blessure, chacun de ses amours se comptait par une trahison.