– Cette mort est un grand malheur pour Jacques, fit l’un d’eux.
– Oui, répondit le peintre Lazare, esprit bizarre qui avait su vaincre de bonne heure toutes les rébellions de la jeunesse en leur imposant l’inflexibilité d’un parti pris, et chez qui l’artiste avait fini par étouffer l’homme, oui; mais un malheur qu’il a volontairement introduit dans sa vie. Depuis qu’il connaît Francine, Jacques est bien changé.
– Elle l’a rendu heureux, dit un autre.
– Heureux! reprit Lazare, qu’appelez-vous heureux? Comment nommez-vous bonheur une passion qui met un homme dans l’état où Jacques est en ce moment? Qu’on aille lui montrer un chef-d’œuvre: il ne détournerait pas les yeux; et pour revoir encore une fois sa maîtresse, je suis sûr qu’il marcherait sur un Titien ou sur un Raphaël. Ma maîtresse à moi est immortelle et ne me trompera pas. Elle habite le Louvre et s’appelle Joconde.
Au moment où Lazare allait continuer ses théories sur l’art et le sentiment on vint avertir qu’on allait partir pour l’église.
Après quelques basses prières le convoi se dirigea vers le cimetière… Comme c’était précisément le jour de la fête des Morts, une foule immense encombrait l’asile funèbre. Beaucoup de gens se retournaient pour regarder Jacques, qui marchait la tête nue derrière le corbillard.
– Pauvre garçon! disait l’un, c’est sa mère sans doute.
– C’est son père, disait un autre.
– C’est sa sœur, disait-on autre part. Venu là pour étudier l’attitude des regrets à cette fête des souvenirs, qui se célèbre une fois l’an sous le brouillard de novembre, seul, un poète, en voyant passer Jacques, devina qu’il suivait les funérailles de sa maîtresse.
Quand on fut arrivé près de la fosse réservée, les bohémiens, la tête nue, se rangèrent autour. Jacques se mit sur le bord; son ami le médecin le tenait par le bras.
Les hommes du cimetière étaient pressés et voulurent faire vivement les choses.
– Il n’y a pas de discours, dit l’un d’eux. Allons! tant mieux. Houp! camarade! allons, là!
Et la bière, tirée hors de la voiture, fut liée avec des cordes et descendue dans la fosse. L’homme alla retirer les cordes et sortit du trou; puis, aidé d’un de ses camarades, il prit une pelle et commença à jeter de la terre. La fosse fut bientôt comblée. On y planta une petite croix de bois.
Au milieu de ses sanglots le médecin entendit Jacques qui laissait échapper ce cri d’égoïsme:
– Ô ma jeunesse! c’est vous qu’on enterre!
Jacques faisait partie d’une société appelée les Buveurs d’eau, et qui paraissait avoir été fondée en vue d’imiter le fameux cénacle de la rue des Quatre-Vents, dont il est question dans le beau roman du Grand homme de province. Seulement il existait une grande différence entre le héros du cénacle et les Buveurs d’eau, qui, comme tous les imitateurs, avaient exagéré le système qu’ils voulaient mettre en application. Cette différence se comprendra par ce fait seul que, dans le livre de M. de Balzac, les membres du cénacle finissent par atteindre le but qu’ils se proposaient et prouvent que tout système est bon qui réussit; tandis qu’après plusieurs années d’existence la société des Buveurs d’eau s’est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sans que le nom d’aucun soit resté attaché à une œuvre qui pût attester de leur existence.
Pendant sa liaison avec Francine, les rapports de Jacques avec la société des Buveurs d’eau devinrent moins fréquents. Les nécessités d’existence avaient forcé l’artiste à violer certaines conditions, signées et jurées solennellement par les Buveurs d’eau le jour où la société avait été fondée.
Perpétuellement juchés sur les échasses d’un orgueil absurde, ces jeunes gens avaient érigé en principe souverain, dans leur association, qu’ils ne devraient jamais quitter les hautes cimes de l’art, c’est-à-dire que, malgré leur misère mortelle, aucun d’eux ne voulait faire de concession à la nécessité. Ainsi le poète Melchior n’aurait jamais consenti à abandonner ce qu’il appelait sa lyre pour écrire un prospectus commercial ou une profession de foi. C’était bon pour le poète Rodolphe, un propre à rien, qui était bon à tout, et qui ne laissait jamais passer une pièce de cent sous devant lui sans tirer dessus, n’importe avec quoi. Le peintre Lazare, orgueilleux porte-haillons, n’eût jamais voulu salir ses pinceaux à faire le portrait d’un tailleur tenant un perroquet sur ses doigts, comme notre ami le peintre Marcel avait fait une fois en échange de ce fameux habit surnommé Mathusalem, et que la main de chacune de ses amantes avait étoilé de reprises. Tout le temps qu’il avait vécu en communion d’idées avec les Buveurs d’eau, le sculpteur Jacques avait subi la tyrannie de l’acte de société; mais dès qu’il connut Francine, il ne voulut pas associer la pauvre enfant, déjà malade, au régime qu’il avait accepté tout le temps de sa solitude. Jacques était par-dessus tout une nature probe et loyale. Il alla trouver le président de la société, l’exclusif Lazare, et lui annonça que désormais il accepterait tout travail qui pourrait lui être productif.
– Mon cher, lui répondit Lazare, ta déclaration d’amour était ta démission d’artiste. Nous resterons tes amis, si tu veux, mais nous ne serons plus tes associés. Fais du métier tout à ton aise; pour moi, tu n’es plus un sculpteur, tu es un gâcheur de plâtre. Il est vrai que tu pourras boire du vin, mais nous, qui continuerons à boire notre eau et à manger notre pain de munition, nous resterons des artistes.
Quoi qu’en eût dit Lazare, Jacques resta un artiste. Mais pour conserver Francine auprès de lui il se livrait, quand les occasions se présentaient, à des travaux productifs. C’est ainsi qu’il travaillât longtemps dans l’atelier de l’ornemaniste Romagnési. Habile dans l’exécution, ingénieux dans l’invention, Jacques aurait pu, sans abandonner l’art sérieux, acquérir une grande réputation dans ces composition de genre qui sont devenues un des principaux éléments du commerce de luxe. Mais Jacques était paresseux comme tous les vrais artistes, et amoureux à la façon des poètes. La jeunesse en lui s’était éveillée tardive, mais ardente; et avec un pressentiment de sa fin prochaine, il voulait tout entière l’épuiser entre les bras de Francine. Aussi il arriva souvent que les bonnes occasions de travail venaient frapper à sa porte sans que Jacques voulût y répondre, parce qu’il aurait fallu se déranger, et qu’il se trouvait trop bien à rêver aux lueurs des yeux de son amie.
Lorsque Francine fut morte, le sculpteur alla revoir ses anciens amis les Buveurs. Mais l’esprit de Lazare dominait dans ce cercle, où chacun des membres vivait pétrifié dans l’égoïsme de l’art. Jacques n’y trouva pas ce qu’il venait y chercher. On ne comprenait guère son désespoir, qu’on voulait calmer par des raisonnements; et voyant ce peu de sympathie, Jacques préféra isoler sa douleur plutôt que de la voir exposée à la discussion. Il rompit donc complètement avec les Buveurs d’eau et s’en alla vivre seul.
Cinq ou six jours après l’enterrement de Francine, Jacques alla trouver un marbrier du cimetière Montparnasse, et lui offrit de conclure avec lui le marché suivant: le marbrier fournirait au tombeau de Francine un entourage que Jacques se réservait de dessiner, et donnerait en outre à l’artiste un morceau de marbre blanc, moyennant quoi Jacques se mettrait pendant trois mois à la disposition du marbrier, soit comme ouvrier tailleur de pierres, soit comme sculpteur. Le marchand de tombeaux avait alors plusieurs commandes extraordinaires; il alla visiter l’atelier de Jacques, et, devant plusieurs travaux commencés, il acquit la preuve que le hasard qui lui livrait Jacques était une bonne fortune pour lui. Huit jours après la tombe de Francine avait un entourage, au milieu duquel la croix de bois avait été remplacée par une croix de pierre, avec le nom gravé en creux.