Toute la moitié de la nuit Olivier resta immobile à la même place, se crucifiant sur la croix des souvenirs et buvant la douleur à pleine coupe jusqu’à ce que son cœur lui criât: assez!
Pareilles aux corbeaux qui flairent les cadavres, les sinistres pensées qui rôdent autour du désespoir voltigeaient autour d’Olivier, et lui soufflaient au cœur la haine de la vie et l’amour de cette haine; son cerveau ébranlé battait sous son crâne comme le marteau d’une cloche: c’était le tocsin qui sonnait la mort prochaine de sa jeunesse.
On chantait toujours dans la chambre voisine, et chaque vers de ces joyeux couplets, comme une flèche de gaieté acérée, s’enfonçait dans le cœur moribond du jeune homme.
Enfin, sortant de cette muette immobilité, il prit du papier et écrivit rapidement jusqu’au jour levant.
Il écrivit deux longues lettres, l’une à Urbain, l’autre à Marie. Ces lettres terminées, il réunit dans un seul paquet toutes les petites choses que sa maîtresse lui avait données au temps de l’autrefois. Il ferma ce paquet en répétant une strophe d’un des poèmes les plus lamentables d’Alfred de Musset:
Au matin, la servante de son père monta pour faire le ménage.
– Où est mon père? demanda Olivier.
– Il est sorti pour toute la journée, répondit la bonne femme.
Olivier profita de cette absence pour envoyer la servante chez le pharmacien de la maison avec une ordonnance qu’il avait faite lui-même. Il la chargea aussi de mettre à la poste les deux lettres pour Urbain et Marie.
– Monsieur, dit la servante en rapportant un demi-rouleau de sirop de pavots, vous prendrez bien garde: le pharmacien m’a bien recommandé de vous dire de ne boire ça que par cuillerées, de deux heures en deux heures. Il paraît que c’est de la poison tout de même. C’est pour faire dormir, pas vrai?
– Oui, dit Olivier, pour faire dormir, et il renvoya sa bonne.
En moins d’une heure il avait bu entièrement le sirop de pavots.
III
Depuis près de deux jours le père d’Olivier ne l’avait pas vu. Pris de quelque inquiétude, il monta à la chambre de son fils pour savoir ce que celui-ci pouvait faire. Ne trouvant point, comme d’habitude, la clef sur la porte, qui était intérieurement fermée au double tour, il frappa violemment et appela plusieurs fois à haute voix. On ne lui répondit pas. Ce silence obstiné augmenta son inquiétude et l’effraya presque. Il alla chercher de l’aide dans la maison et revint enfoncer la porte, qui céda à la fin. Suivi de deux ou trois voisins, il se précipita dans la chambre. Olivier se réveilla à tout ce bruit; il avait dormi trente heures. L’énorme dose de soporifique qu’il avait prise, mortelle pour des natures moins robustes que la sienne ne l’avait point tué, et le premier mot qui vint caresser sa lèvre à son réveil fut le nom de Marie.
En apercevant son père, Olivier avait essayé de se lever du lit où il s’était couché tout habillé, mais il ne put faire un pas.
Sa tête était de plomb, et il avait un enfer dans l’estomac.
– Qu’est-ce que tu as? lui demanda son père, resté seul avec lui.
– J’ai mal à la tête, dit Olivier. Et comme ses yeux venaient de rencontrer le rouleau de sirop, il murmura: Il n’y en avait pas assez! Il y en avait trop, au contraire, et c’était cela qui l’avait sauvé.
Ce fut seulement en voyant cette fiole que le père d’Olivier comprit sa tentative de suicide. Il allait commencer un interrogatoire lorsqu’on entendit marcher dans le corridor. Olivier tressaillit: il avait reconnu le pas qui s’approchait.
– Mon père, dit-il, laissez-moi seul avec la personne qui va entrer.
– Mais tu souffres, lui dit son père; il faut envoyer chercher un médecin.
– Non, fit Olivier avec vivacité. N’ayez point de crainte; je me suis bien manqué. Et d’ailleurs j’ai l’idée que la personne qui vient m’apporte le meilleur des contre-poisons. Je vous en prie, laissez-moi seul… après, tantôt… plus tard, nous causerons… je vous dirai tout ce que vous voudrez.
En ce moment on frappa à la porte.
– Entrez, dit Olivier.
La porte s’ouvrit. Urbain entra. Le père d’Olivier sortit. Les deux rivaux restèrent seuls.
– Et Marie? s’écria Olivier, en essayant de se soulever sur son lit.
– Et toi? répondit Urbain.
– Ne me parle pas de moi, répliqua Olivier, parle-moi de Marie. Lui as-tu remis ma lettre seulement? Tiens, ajouta-t-il en montrant la fiole de sirop, je ne mentais pas, va… j’ai bu…
Puis il répéta encore… Mais il n’y en avait pas assez. Qu’a-t-elle dit, Marie?
– Marie n’a point reçu ta lettre; mais au moment où tu lui écrivais elle nous écrivait aussi; au moment où tu voulais mourir, comme toi elle tentait le suicide… et comme toi elle n’est point morte, ajouta Urbain avec vivacité.
– Oh! dit Olivier dans un mouvement de joie égoïste, Marie a voulu mourir parce qu’elle me croyait mort… elle n’avait pas cessé de m’aimer alors… et tu as menti. Ô Marie! ma pauvre Marie! Je lui pardonne… je l’embrasserai encore… je la reverrai… je l’entendrai. As-tu remarqué, Urbain, as-tu remarqué avec quelle douceur elle dit certains mots… mon ami, par exemple… et vois-tu?… C’est bien peu de chose, ces deux mots-là… pourtant, mon ami, vois-tu!… ô douce musique de la voix aimée!… ô Marie! ma pauvre Marie!…
– Je t’ai dit, reprit tranquillement Urbain, que Marie n’avait point reçu ta lettre.
– Mais pourquoi ne la lui as-tu pas remise, toi?…
– Parce que je n’ai point revu Marie depuis le moment où je t’ai quitté, avant-hier soir, place Saint-Sulpice.
– Comment cela? demanda Olivier. Elle n’est donc point rentrée chez toi?
– Elle y est rentrée, dit Urbain. J’avais loué sur le même carré où était mon atelier une chambre toute meublée, c’est là qu’elle habitait.
– Seule? dit Olivier.
– C’est là qu’elle habitait, continua Urbain. C’est là qu’on est venu l’arrêter au moment où elle rentrait après nous avoir quittés tous les deux sur la place Saint-Sulpice. Je te disais bien, Olivier, qu’il était dangereux pour elle de sortir… Malgré la précaution que j’avais eue de la vêtir en homme, elle a été reconnue sans doute par les gens qui l’épiaient.